L'Hôtel - Dieu
(Conte fantastique)
Auteur : Dr Pierre Bailly-Salin


Mai 2002

Ce matin-là il faisait frais pour un jour de mai. Notre Dame avait ouvert ses portes et le bedeau chef, tout en poussant de tout son poids les lourds vantaux pensait, comme tous les matins, que le cardinal devrait bien penser à commander un système automatique moderne d'ouverture de ces antiquités.

Et pourtant il les aimait bien ces immenses pièces de bois et il lui arrivait souvent de les caresser en songeant aux innombrables mains anonymes qui, avant lui, s'étaient posé au même endroit, sur les mêmes ferrures ou les mêmes fibres polies de chêne.

Comme tous les jours, l'essentiel de sa tâche étant accomplie, il avança légèrement sur le parvis pour mieux apprécier le temps qu'on pouvait espérer. Au-dessus de la Préfecture de Police, il y avait une barre noire de nuages alors que, vers la montagne Sainte Geneviève, le ciel était dégagé et clair.

Hochant la tête l'homme d'église se préparait à rentrer dans la cathédrale, dans sa cathédrale comme il se le formulait souvent en son for intérieur, lorsqu'il fut bousculé par un homme petit qui, lui, sortait précipitamment de l'édifice.

Le bedeau pensa que " ce citoyen - là " avait dû passer la nuit dans l'église après s'être fait enfermer le soir précédent ; il se dit qu'il allait falloir réveiller les ardeurs des surveillants de sécurité qui procédaient, le soir venu, à l'expulsion des derniers visiteurs et les sommer d'être plus attentif aux recoins sombres où des clochards cherchaient non le calme pour prier mais la tranquillité pour cuver !

Il eut le temps de voir que l'individu était proprement vêtu de tissu de belle qualité mais d'une coupe peu commune. D'évidence ce n'était pas un mendiant et il renonça à le poursuivre pour le tancer de belle manière. Il le suivit machinalement des yeux et le vit s'arrêter lentement après avoir jeté un regard circulaire autour de lui.

L'homme paraissait désemparé et se tournait de droite et de gauche comme à la recherche d'un repère ; il se retourna et leva son regard vers le portail de Notre Dame ; il hocha la tête en signe d'incompréhension et ayant avisé le bedeau se dirigea vers lui.

" Dites - moi, brave homme, c'est bien l'Hôtel - Dieu qui est sur ma droite ? "

Estomaqué par le bel aplomb du contrevenant, le bedeau en chef allait vertement répondre quand il avisa une rosette de la légion d'Honneurd'une taille imposante, bien plus grosse que toutes celles qu'il avait vues aux boutonnières des hommes d'influence qui venaient parfois en visite chez le Cardinal. Hypnotisé par ce détail qui lui semblait incongru, il bégaya une réponse positive qui sembla satisfaire son interpellant qui s'éloigna lentement vers l'hôpital.

La scène avait suffisamment frappé le sacristain pour qu'il suive la silhouette de l'individu jusqu'à ce qu'il fut devant l'entrée principale de l'Hôtel - Dieu.

" Y en a... je vous jure "

Mais, tout en ronchonnant dans sa barbe - au figuré bien entendu - il ne put s'empêcher d'être troublé. Il y avait quelque chose d'étrange dans l'attitude et dans l'aspect de celui qu'il venait de heurter ; ce qui était le plus troublant c'était de ne pouvoir déterminer ce qui, justement, était étrange en cet individu. Le visage peut - être ou mieux la coupe de cheveux et la barbiche bien taillée ; c'était comme le costume : il était d'évidence de qualité mais complètement hors norme ; comme la légion d'Honneur... des détails certes, mais qui finissaient par attirer l'attention et intriguer.

Il est vrai qu'on voit de tout dans un monument célèbre, le plus visité de France et qui attire tant et tant d'étrangers ; le comportement vestimentaire ou tout autre particularité capillaire pour totalement insolites qu'ils fussent passaient ici quasi inaperçus. Et, chassant ces interrogations, notre homme rentra dans la cathédrale où l'attendaient les tâches de la matinée.

Le visiteur nocturne avait pénétré d'un pas ferme dans l'Hôtel - Dieu et il avait marqué un temps d'arrêt le portail franchi. À cette heure matinale, il y avait encore peu d'animation et les hôtesses d'accueil bavardaient sans souci dans leur cage vitrée tout en arrangeant leurs blouses blanches. Ni l'une ni l'autre ne prêtèrent attention à ce petit homme au visage sévère et n'avaient pas l'intention de le faire ; elles ne consentirent à lever les yeux que lorsqu'il toussa sur un mode réprobateur.

" La cloche ! Je vous prie "

Dit - il sur un ton où perçait l'agacement plus que l'irritation.

Les deux hôtesses n'en crurent pas leurs oreilles pourtant habituées aux questions les plus saugrenues. La plus proche se pencha vers l'hygiaphone percé de trous et lança d'une voix sans aspérités :

" Consultez le tableau à droite "

et détourna définitivement la tête.

Le petit homme se gratta la barbiche et hochant douloureusement du chef se dirigea vers la volée d'escaliers qui s'offrait au fond de la galerie d'entrée. Il gravit les marches et poussa la porte de la galerie sud. Il jeta à peine un regard sur les jardins et détourna la tête juste pour lire une pancarte

" Lithotripsie "
" Entrée interdite "

- Lithotripsie : cassage des pierres : qu'est ce encore, ; une invention des internes à n'en pas douter ! Pour l'amour du Grec souffrez Madame... Cassage ou broyage, je vérifierai. Je ne pensais pas ces jeunes barbares capables d'une telle créativité dans le maniement de la langue d'Homère ni d'une telle inventivité. Voilà qui ferait sourire l'ami Guyon, l'homme des calculs vésicaux : il faudra que je lui conte l'anecdote : elle lui plaira j'en suis sûr -

et cette idée l'accompagna gaiement jusqu'à l'escalier qu'il emprunta à sa gauche.

Il poussa fermement une nouvelle porte vitrée et marqua là un arrêt brusque. Il tâta du bout de sa fine bottine le tissu qui recouvrait le sol et se pencha même pour en éprouver la consistance du bout des doigts, puis il passa sa main sur le mur et sur la longue plinthe en aluminium satiné qui courrait à mi - hauteur ;

Un étonnement certain se peignit sur son visage qui se transforma en une mimique de stupéfaction quand il arriva au droit d'une salle d'attente avec ses bergères basses en nylon rouge rangées le long des murs crème.

Il alla jusqu'à la fenêtre et se pencha pour voir la cour au premier plan le corps de bâtiment de droite, celui de la médecine, et, dominant le tout, les tours familières de Notre Dame. Il se retourna lentement et reprit sa marche avec une nette hésitation.

Quelques mètres plus loin il avisa sur la porte une barre noire aux lettres d'or :

" Bureau de Monsieur le Chirurgien Chef "

Il poussa un léger soupir qui pouvait passer pour du soulagement et poussa la porte d'un geste ferme et assuré.

" Eh ! Pépère ! Faut pas vous gêner ! c'est le bureau du Patron et vous avez -de la veine qu'il ne soit pas là à cette heure-là ! Attendez comme tout le monde à la salle d'attente "

La voix qui interpellait ainsi le visiteur était celle d'une infirmière de la trentaine, de celles dont on dit qu'elles ont du chien et qu'elles n'ont pas leur langue dans leur poche. Sa blouse blanche était particulièrement courte découvrant largement les cuisses à des hauteurs peu communes de même que le devant s'ouvrait profondément sur le sillon entre les seins.

Une stupeur profonde envahit le visage du vieil homme : il ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche, fouilla vivement dans son gilet, en sortit des lorgnons et, les ayant ajusté, il glapit - le verbe est exact :

" Mais qu'est ce que c'est que cette tenue ! . Où vous croyez - vous ? : nous ne sommes pas en maison ! Allez vous habiller normalement et vous passerez chez la surveillante générale : elle aura deux mots à vous dire qui vous chanteront longtemps aux oreilles, c'est moi qui vous le dit ! . Et remettez votre voile ! Non mais ! "

La stupeur changea de camp. L'autorité naturelle qui émanait de cet homme âgé, propre sur lui dans ses habits vieillots, sa barbiche, sa rosette impressionna la jeune femme qui, sans mot dire, tourna les talons et repartit dans la direction opposée, non sans avoir jeté un dernier coup d'œil à ce phénomène, lequel rentra derechef dans le bureau " du Patron ".

Dans la pièce, une intense surprise se lit sur son visage. Manifestement il ne reconnaissait pas les lieux ni le mobilier. Il contempla l'ordinateur qui trônait sur la gauche du bureau, le combiné téléphonique et au mur avisa le long négatoscope où des radios pendaient les unes à coté des autres.

Il y jeta un œil, trouva l'interrupteur et siffla doucement entre ses dents ;

" Fichtre, des clichés comme ceux-là je n'en ai pas vu beaucoup : on voit toutes les trabécules osseuses ; les contempteurs de Madame Curie ont bien tort, et leurs jugements vont leur rentrer dans la gorge. Ce doit être D'Arsonval : il faudra que je le félicite... "

Il se dirigea alors vers le bureau et fit tourner le fauteuil sur lui - même pour le mettre à sa hauteur et s'y assis. L'écran de l'ordinateur attira son attention d'une façon plus précise : il cherchait à le faire tourner quand la porte s'ouvrit et fit irruption un colosse entièrement vêtu de toile verte, pantalon, veste à manche courte et calot qui entra sans frapper.

" Oh ! Pardon ! le Patron n'est pas là ?! On a la synthèse dans 10 minutes et j'ai une laparotomie qui ne va pas attendre "

" Sus ou sous ombilicale ? "

ne put s'empêcher de demander, quasi automatiquement le visiteur. Le jeune colosse leva les sourcils en forme interrogative, posa un regard plus aigu sur l'occupant du bureau et demanda :

" Puis - je me permettre de vous demander ce que vous faites dans le bureau du Patron ? "

" Je suis - ou j'étais - je ne sais plus ! - le chirurgien - chef de l'Hôtel - Dieu : Bolucé et il m'arrive des choses bien étranges depuis ce matin : nous sommes bien à l'Hôtel - Dieu ? "

"Pour sûr mais je dois préciser qu'ici vous êtes en chirurgie cardio - vasculaire dont le patron est Monsieur Delcourt "

" Delcourt, connais pas ! La chirurgie cardio - vasculaire avez - vous dit ! quelle sorte de chirurgie est - ce là ? "

À ce moment entra un homme grand et à la mise sportive qui s'arrêta sur le pas de la porte en voyant les deux occupants :

" Beaudoin ! Que se passe -t - il ? L'excitée du bocal m'a sauté dessus et je n'ai rien compris à ce qu'elle tentait d'expliquer ! Un fou l'aurait injuriée sur sa tenue dans le couloir ! Elle ne s'arrange pas ! Mais pardon Monsieur, mon nom est Delcourt : puis - je vous demander de vous présenter... "

Tout en parlant le regard aigu du " Patron " détaillait son vis-à-vis et une réelle surprise se peignait peu à peu sur son visage au fur et à mesure qu'il notait des détails étranges : la coupe sévère du costume démodé au-delà du possible, la texture du tissu, la rosette énorme, une rosette de plouc comme je n'en ai jamais vu, la barbiche : on dirait un homme du XIX ème siècle !

" Bolucé, Jean Bolucé, Chirurgien des Hôpitaux de Paris, membre de l'Académie de Médecine "

" Bolucé, comme l'écarteur de Bolucé ! "

Enchaîna automatiquement Delcourt en jetant un coup d'œil à son assistant ;

" Je ne sais si c'est tout ce qui reste de moi mais j'ai effectivement mis au point un écarteur plus petit et plus fin que celui de mon ami Faraboeuf "

" Votre ami Faraboeuf ! . Attendez, il faut que nous nous reprenions et que nous reprenions depuis le début. Si je comprends bien vous avez été chirurgien ici, à l'Hôtel - Dieu ? "

" C'est exact ! En 1902. J'étais nommé en 1894 au bureau central "

" Bien ! Bien ! ! Mais savez - vous en quelle année nous sommes présentement ? "

" Je n'en ai pas la moindre idée "

" Juste 1OO ans plus tard ; nous sommes en 2002 ! Nous sommes en face d'un mystère qu'il va falloir éclaircir "

" En 2002 ! mais comment est - ce possible ! et que vais - je faire ?. Mon hôtel est rue des Saints pères, mais j'ai le téléphone : le 37 "

" Le 37 ! "

Delicto arrêta le mouvement qui lui faisait décrocher l'écouteur :

" Le 37 mais où ça ? "

" Mais, rue des Saints Pères, mon cher Confrère, si je puis me permettre ! : j'ai eu le 37 ème numéro de téléphone à Paris ! "

" Je vois... je vois : la numérotation a changé, malheureusement "

" Je crains que bien des choses n'aient changé " - intervint le jeune chirurgien, - et vous allez découvrir des nouveautés, dans tous les domaines et surtout en chirurgie "

" Oh ! vous savez nous avons acquis une maîtrise technique assez remarquable et en chirurgie abdominale, ma spécialité, je doute qu'il y ait de grandes nouveautés à explorer ! . Je disais souvent à mes internes qu'ils n'auraient plus que d' intéressantes redites à se mettre sous la dent et que l'essentiel était acquis par nos générations. "

Répondit assez vivement le petit homme à barbiche. On avait touché là un point sensible et Lucé avait, manifestement, une haute idée de lui - même et de la chirurgie de son temps.

Le pauvre ! pensa Del Court in petto il serait surpris de ce qui se passe en salle d'op. en viscéral ! Moi - même j'en reste parfois étonné ! Qu'est ce que cela sera pour lui qui semble imbu de son savoir !

" Monsieur je dois commencer la coelio ! que faisons - nous ? "

" C'est l'anévrisme de l'iliaque gauche ? Il est préparé ? ; Faites - le intuber et nous commencerons dès qu'il sera curarisé : si cela vous intéresse - ajouta Delcourt pris d'une soudaine inspiration - cela peut vous donner une idée rapide des évolutions du métier et cela vous permettra de prendre un temps de réflexion sur ce qui vous arrive ! "

" Mon Dieu cela me remettra les idées en place ; c'est fort aimable à vous et si je n'abusais... "

" Mais vous n'abusez pas, c'est un honneur pour nous "

Tout en faisant admirer à son assistant la courtoisie des échanges avec les gens de cette génération Delcourt ôta veste et chemise et se déculotta avec un grand naturel. Bolucé le regardait faire avec stupeur : il va se mettre nu ! mais son confrère enfila pantalon et veste verte comme son jeune collègue.

" Venez avec moi, vous serez équipé au bloc "

Au bloc ! Un bloc de quoi, Quels usages ! Bolucé se préparait aux découvertes les plus abracadabrantes et décida de ne rien manifester.

" Vous empaquetez ce confrère ! "

ordonna Beaudoin en entrant dans une pièce étincelante avec des lavabos où un certain nombre de gens au sexe indéterminé, certains vêtus de vert et d'autres de bleu ciel s'agitaient en un ballet complexe mais bien ordonné.

Une infirmière aussi peu vêtue que la première rencontrée dans le couloir s'empara de lui, lui fit enfiler une immense cape bleue, d'une légèreté étonnante et elle se mit à ses pieds pour lui poser des bottes, lui mit un calot sur la tête enfin elle lui présenta un carré de tissu vert sans autres explications. Elle le regarda sans comprendre son désarroi et son regard exprima la surprise :

" Vous savez poser un masque ! quand même ! Non ? "

" Nicole je te prie de t'occuper de notre confrère avec la plus grande attention : sinon gare à tes fesses "

éructa le jeune chirurgien qui finissait de se laver les mains ; de tels propos tenus par un tel personnage laissa sans voix le pauvre Bolucé qui commençait à regretter d'avoir si légèrement accepté l'invitation de son lointain successeur ; effectivement les choses et les mentalités ont bigrement évolué, songea -t -il

" Monsieur si vous voulez me suivre "

Dit le patron et ils entrèrent dans une immense pièce encombrée d'une incroyable manière par des instruments énormes de forme étrange - mais qu'est ce qui n'était pas étrange, - certains recouverts de draps bleus. Un Scialytique aux dimensions impressionnantes illuminait crûment le ventre d'un patient et c'était bien le seul moyen de repérer la table d'opération ; elle apparaissait minuscule, non comme le centre de la composition de la salle mais presque comme un détail sans grande importance au milieu d'une foule de machines qui requéraient toute l'attention des personnels.

Bolucé nota qu'il y avait plus de monde autour de ces appareils qu'autour du malade près duquel deux médecins en vert s'activaient avec grâce.

" Chères amies nous avons de la visite, mais je vous expliquerai après l'intervention "

Bolucé comprit que les deux chirurgiens en vert étaient des femmes, jeunes comme il pouvait le deviner et dont les yeux étaient brillants de vivacité. Elles finissaient de placer les champs, verts eux aussi et les pinces à champ - décidément le vert est la couleur dominante et le blanc semble avoir disparu de l'univers chirurgical ! pensa le représentant du XIX ème siècle et les femmes semblent avoir pris une place que je n'eusse jamais imaginée !

" Puis - je vous demander quelle intervention vous allez pratiquer ? "

demanda doucement Bolucé avant que les choses sérieuses commencent.

" C'est quelque chose de banal : un anévrisme de l'iliaque gauche que les angeiologues préfèrent supprimer et ces braves gens ont la gentillesse - rare de nos jours - de nous laisser maîtres de notre choix opératoire. Nous, pauvres chirurgiens cardio - vasculaires, sommes soumis à ces Messieurs et c'est tout juste s'ils ne prendraient pas notre place ! "

" S'ils ne le font pas c'est qu'ils en sont incapables, Monsieur ! et ils attendent une technique miracle qui préserverait leur maladresse congénitale et leur pétoche aussi pour nous envoyer au rancart ! "

Ce disant le jeune assistant avait planté un énorme trocart - ça Bolucé connaissait - dans l'abdomen et, à sa grande surprise, le ventre du patient commença à gonfler :

" Pompe encore ma grande tu as de la marge ! "

" Pouls à 55 T.A. 14 - 9 "

énonça posément un homme en vert assis derrière le patient

" Attends Chef ! on sait lire : j'ai le scoope sous les yeux "

Bolucé vit en effet des traits lumineux qui dansaient sur une plaque de verre et en réfléchissant et en analysant leur périodicité il se rendit compte que c'était, entre autres, le rythme cardiaque qui était ainsi représenté ; en un graphique incompréhensible en forme de petites montagnes qui se couraient les unes après les autres ; il chercha des yeux son lointain successeur et le vit assis devant un très étrange appareil à plus de deux mètres de la table d'opération ! .

" On peut y aller, les enfants ? "

demanda - t - il à ce moment précis et se tournant vers lui :

" Venez à côté de moi, vous verrez mieux "

Ahuri Bolucé céda à la douce pression sur son épaule gauche de ce qu'il identifia comme un sein qui le poussait vers l'appareil devant lequel Delcourt faisait des gammes avec ses doigts. Bolucé regarda une dernière fois le ventre du patient comme s'il se raccrochait à cette seule vision humaine ; il vit Delcourt saisir deux manettes articulées qu'il maniait doucement, la tête obstinément levée vers un carré lumineux situé au-dessus de lui sans jeter, fusse un simple coup d'œil au malade.


" Allez ! On y va les enfants ! Ah voilà l'iliaque : elle est à demi cachée sous une anse ; vous pouvez me le gonfler un peu plus, Simone, Merci c'est parfait, mon enfant... je monte un peu, je vais tourner sur la gauche : clichés s'il vous plaît "

cria - t il d' une vois autoritaire en tournant la tête vers un autre écran : sur celui ci des radios - du moins c'est ce que pensa Bolucé qui, les yeux exorbité tentait de suivre ce qui se déroulait sous ses yeux et qui n'avait guère de sens ! des radios donc se succédèrent à un rythme infernal

" Oui ! là ! celle - ci ! : vous voyez l'anévrisme : il est pédiculé ; il est rare de le visualiser aussi bien "

" C'est pour cela qu'ils nous l'ont laissé Monsieur "

émit l'assistant, décidément très pince sans rire dans ses interventions et cela fit ricaner toute la salle ; Bolucé pensa qu'une telle liberté de ton n'aurait pas été admise de son temps :

" De mon temps " : je parle et je pense comme un vieux, ma parole ! Mais j'ai 159 ans Oh là là ! Quelle histoire !

Sur le rectangle de verre dépoli où tout semblait se passer Bolucé repéra un instrument métallique muni de deux crochets qui remuait doucement au milieu de ce que le chirurgien qu'il était - ou avait été - reconnu des anses intestinales et il comprit que c'était les actions de son confrère sur les manettes qui faisaient bouger cette pince.

" Coagulation "

commanda Delcourt d'une vois calme et Bolucé vit clairement un bras de la pince intra - abdominale cautériser un petit vaisseau qui saignait sur l'épiplon. Il n'avait encore rien vu : arrivé sur l'anévrisme la pince en fit le tour, libérant des brides avec une aisance qui laissait pantois notre visiteur, puis passa un fil autour du pédicule, fit un nœud, un nœud, un vrai nœud comme ceux qu'il faisait sur les clefs de l'appartement de ses parents au début de sa formation en chirurgie en 1889. Il eut envie de confier ce souvenir vieux de plus d'un siècle mais n'en fit rien.

Ses yeux s'habituaient à la vision sur l'écran et il reconnut soudain le diverticule de Meckel, à n'en pas douter juste après l'insertion cæcale sur le gros intestin ;

" Oh ! le diverticule de Meckel "

Laissa - t - il échapper, assez fier de s'être orienté.

" Monsieur, la prochaine fois, vous serez aux manettes "

Plaisanta Del Court qui se levait de son siège :

" C'est fini ! vous voyez la simplicité de ce type d'intervention vasculaire sous cœlioscopie ; j'aurais aimé vous montrer quelque chose de plus parlant ; la pose d'une valvule mitrale ou même un quintuple pontage mais les stents nous piquent bien des malades ! "

" Des quoi ? demanda Bolucé

" Des stents : ce sont de petits ressorts que l'on rentre par voie artérielle - la fémorale le plus souvent et qu'on monte au niveau du rétrécissement artériel coronarien. La coelioscopie que vous avez vue est utilisée par tous les chirurgiens et pratiquement toute la chirurgie viscérale se fait suivant cette technique "

" Attendez, s'étrangla Bolucé, vous voulez dire que l'on fait une appendicite par cette voie ! c'est impossible ! "

" Oh si et les vésicules et bien d'autres opérations, les hernies et j'en passe ; je pense que certains de vos confrères viscéraux n'ont pas touché un bistouri depuis des lustres "

Le vieil homme accusa le coup ; il dodelinait de la tête et on le sentait profondément touché de cette évolution qui avait à ce point changé le métier qui avait été sa passion. soudain il sursauta avec un cri vite réprimé :

" Gaudaire ! "

Devant le regard interrogateur de ses " jeunes " confrères, le revenant précisa sa pensée :

" En salle de garde, on avait un collègue, Gaudaire, qui avait un jour laissé parler son imagination - qu'il avait féconde - et il avait fait s'esclaffer tout l'internat en racontant exactement ce que vous faites tous les jours. Quand je pense aux moqueries et au sadisme dont nous avons fait preuve à son égard ; il n'a jamais eu le chirugicat à cause de cette histoire ! Un comble ! "

En passant Bolucé failli heurter une table d'instruments chirurgicaux et, à sa vive satisfaction, il en reconnut certains qui lui étaient hautement familiers. Tout heureux il les inventoria du regard :

" Ah ! là je suis en pays de connaissance ; la pince de mon ami Péan, des Kochers, tiens quel est le nom de cette curieuse pince ? "

Ce fut la jeune panseuse qui répondit :

" Une pince en cœur d'Ombredanne "

" C'est une excellente pince pour la saisie des anses "

Précisa Delcourt qui s'était arrêté, laissant son confrère inventorier le plateau d'instruments préparé, lui expliqua - on en cas de pépin coelioscopique ;

" Ombredanne ; il était interne chez moi le semestre dernier ! Je ne l'aurai pas cru capable de cette inventivité ! "

Beaudoin ne put s'empêcher d'intervenir :

" Avez - vous connu Mondor, "

" Mondor ? Non cela ne me dit rien et comme nous n'étions que trente je ne pense pas qu'il était de mon époque. Mais je me demande ce que sont devenus mes contemporains ; où sont - ils mes amis Guyon, Quénu, Tarnier et Dieulafoi. Poirier surtout cet anatomiste génial.

" Guyon : la sonde mais on ne s'en sert plus. Tarnier : le forceps, je ne sais pas ! Quénu : il a une salle à son nom ici même. Quant à l'anatomie, elle est devenue la parente pauvre des études médicales et le Poirier ne sort plus guère de la bibliothèque ! "

" Et moi, si, j'ai bien entendu, c'est Bolucé l'écarteur mais je doute qu'on s'en serve souvent après ce que j'ai vu Mais quelle aventure ai - je vécu et pourquoi ai - je été expédié en ce siècle, comment aussi ! C'est vrai que s'il y avait un endroit où j'eusse aimé revenir c'est bien dans cette aile de l' Hôtel - Dieu ; mon service c'était ma vie, même si je me rends compte maintenant que nous en étions aux balbutiements de la chirurgie; Quand je pense aussi que nous étions si fiers de nos prouesses opératoires et du mépris que nous portions à nos anciens, coupables, entre autres de ne pas connaître l'aseptie ! Quelle leçon de modestie ! "

Au mot de " modestie " une sensation étrange envahit le revenant, mais il ne put la communiquer aux gens présents. Il s'enfonça vite dans ce qui ressemblait à un coma et perdit complètement connaissance. Delcourt fut le premier à voir vaciller son vieux confrère et les médecins présents eurent beau déployer tous les artifices de leur art - du choc électrique à l'intubation - ils ne purent rien pour leur visiteur, L'ECG était plat et ils arrêtèrent leurs efforts.

Seuls Delcourt et son assistant Beaudoin se doutèrent qu'une influence autre que naturelle avait agit et s'étant concerté du regard, ils décidèrent de ne rien révéler. La peur des ennuis médico - légaux avait une part dans leur prudence et un malaise profond leur interdisait de rendre public l'identité du visiteur de la matinée.

" Mais qui était ce charmant vieux Monsieur venu en salle d'op. ? Il avait l'air curieux ! Il est mort de quoi "

Questionna une jeune assistante ;

" C'était un visiteur du matin en forme de revenant. Tu ne peux pas comprendre : il est mort de vieillesse ! "

Conclut Beaudoin.



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