Un sacré héritage…

Nouvelle écrit par Dr Pierre BAILLY-SALIN
Juin 2004 - novembre 2005

 

Chapitre 1

 

On ne savait jamais si ce train régional ralentissait avant l’arrivée à une modeste station ou si un incident quelconque - et lequel était à l’origine des à-coups brutaux ou plus feutrés, qui coupaient régulièrement son élan.

Dans tous les cas de figures, le paysage était le même : plat et vert avec les rares taches rouge sombre des briques d’une habitation ou d’un petit village.

La pluie était, elle, omni présente et elle accompagnait le convoi depuis les faubourgs de Bruxelles comme si elle l’entourait dans un manchon continu. Peut - être ne pleuvait- il pas de la même façon à une certaine distance de la voie ferrée ; en tout cas ce ne pouvait être avec cette régularité implacable qui isolait les voitures comme dans un tunnel en striant les vitres de longues estafilades de gouttes pressées qui glissaient obliquement vers l'arrière.

Aucun repère  ne donnait à voir une consistance suffisante et durable pour retenir l’attention du passager : les friches industrielles se succédaient, toutes plus ou moins identiques et décourageantes dans leur abandon désolé. Elles lançaient de minces murs de briques sales vers un ciel uniformément gris et annonçaient, en règle, une ou deux constructions ferroviaires d’où partaient - ou arrivaient des rails rouillés. Enfin un modeste quai bordait pendant quelques secondes une gare miniature aussi abandonnée que le reste et défilait lentement devant la vitre du compartiment.

Puis la campagne mouillée envahissait totalement le cadre de la fenêtre et il n’y avait plus qu’à attendre la séquence suivante.

L’homme qui se faisait ces réflexions ne pouvait détacher son regard de ces vues inanimées. Leur monotonie et le caractère récurrent de leur apparition et réapparition s’inscrivaient dans une chaîne sans fin à laquelle il ne cherchait plus à donner un rythme. Seuls les bruits du roulement sur les rails et celui de la pluie donnaient une certaine consistance à ce vécu d’aquarium dont la répétition devenait oppressante ; il n’avait jamais aimé le train et ce n’est pas ce voyage - là qui allait le faire changer d’avis !

Il se laissa aller à un de ses sports favoris : ressasser ses erreurs ou ses hésitations et, dans le cas de figure, il avait du grain à moudre. Pourquoi avoir hésité à déférer à la convocation de ce notaire de Mons en Hainaut le conviant à une réunion “ pour affaire successorale vous concernant “ ? Avoir à se lancer dans l’inconnu était à la fois tentant et inquiétant. Il connaissait bien ces interminables valses-hésitations qui entraînaient des débats intérieurs dont il n’était pas très fier.

En fait cette histoire de notaire en Belgique l’avait séduit immédiatement. Une succession ! Une fortune en vue pour tout dire ! Mais y penser trop sérieusement aurait risqué de le décevoir une fois la réalité dévoilée et la crainte d’être déçu était une des explications qui conditionnaient la retenue d’Evariste Bontemps.

Devoir se rendre à Mons en Hainaut ne l’avait pas vraiment surpris. Il savait qu’une branche de la famille de sa grand-mère en était originaire mais le décès précoce de cette dernière ne lui avait pas permis de savoir grand chose de cette parenté. Sa mère éludait toute question sur le sujet et Évariste avait pris l’habitude de ne pas la questionner sur la famille belge. En fait il aurait eu largement le temps de le renseigner sur les tenants et aboutissants de son ascendance mais les choses de la vie font que l’on pense qu’on aura bien le temps, plus tard, beaucoup plus tard pour évoquer ces affaires de généalogie toujours compliquées.

Une porte claqua violemment au fond du wagon et un individu suivit l’allée centrale en jetant alternativement sa main droite et de sa main gauche sur l’angle des banquettes pour s’aider à garder le cap hasardeux de sa traversée ;

Évariste Bontemps avait à peine eu le temps ou le réflexe de regarder le visage de celui qui traversait le compartiment ; il pensa par de vers lui qu’il y a des gens qui sont des individus, comme d’autres sont des messieurs, des jeunes ou des vieux, comme d’autres sont des cheminots ou des ouvriers. Il était familier de ce genre d’interrogations qui ne concernaient que lui et constituaient un élément important de sa vie intérieure. L’individu - décidément c’était bien un individu - claqua lourdement la porte sur lui et disparu.

Cet impromptu avait rompu un charme et le voyageur se dirigea vers le soufflet et les toilettes. Prendre ses précautions était un des impératifs qu’il tenait de sa mère et penser à elle fit remonter à la surface le but de son déplacement.

Lorsqu’il revint des toilettes un autre voyageur était installé à une fenêtre du fond du wagon et regardait le paysage avec un air morne ; l’homme avait seulement tourné légèrement la tête pour lui jeter un bref coup d’œil.

Après un temps il se demanda si l’individu qui venait de parcourir l’allée centrale était revenu s’installer dans le wagon mais il élimina cette hypothèse car il ne lui avait pas semblé pendant son séjour aux toilettes que des pas aient résonné dans le soufflet, certes bruyant : le nouveau venu ne pouvait donc venir que de la queue du convoi. Ce genre d’interrogations était fréquent chez Evariste Bontemps : il en était assez fier, trouvant qu’il était doué d’une certaine imagination, voire de capacités déductives dignes d’un meilleur sort.

Bontemps reprit sa place et voulu s’absorber dans la contemplation du paysage ; la poésie de la pluie s’était évanouie et ce n’était plus qu’une pluie banale tombant banalement sur de plates cultures banales et mouillées à satiété. Il s‘étira discrètement, rectifia sa cravate et contempla ses chaussures légèrement maculées de boue ce qui amena une grimace de ses lèvres minces.

Un coup d’œil à son poignet le fit sursauter : il avait oublié sa montre sur la plaquette des lavabos. Il se leva d’un bond et se précipita pour regagner les toilettes : il en revint en rattachant le bracelet se morigénant sèchement de son étourderie : un blâme, un blâme sévère voilà ce qu’il méritait.

Il consulta plus calmement sa montre : Mons n’allait pas tarder : il contrôla l’heure d’arrivée, allergique qu’il était à mémoriser ces menus détails, menus détails qui rendent pourtant bien service aux voyageurs.

Depuis son départ matinal tout s’étaient déroulé comme dans un film où gens et choses disparaissent peu à peu ; après les foules incroyablement denses et pressées de la gare du Nord il y avait eu pas mal de monde à Bruxelles - Midi puis moins de monde sur le lointain quai de son train local et il avait bien cru être seul dans le wagon de ce tortillard.

À Mons, ils furent moins d’une vingtaine à descendre en ordre dispersé, du train de Bruxelles, sautant sans hâte du marche - pied juste, mais juste avant l’arrêt définitif. Seuls deux jeunes à la tête rasée avaient bondi à terre aux premiers signes de ralentissement sous l’œil blasé des employés de la SNCF Belge et, tels des chevreuils, s’étaient glissés pour disparaître dans le hall vers la sortie.

 Cette gare par un tel temps était d’une somptueuse tristesse et il en apprécia les caractéristiques : tout semblait mal tenu, terne, usé et minable ; le sol, noir et humide était gluant, les rares passagers, pauvrement habillés sans recherche. Deux jeunes filles en anorak bleu éclatant étaient complètement déplacées dans ce contexte, mais la couleur criarde venait en fait s’inscrire dans la médiocrité du lieu.

Sorti sur le parvis, une recrudescence de la pluie le gifla en guise d’accueil ; les passants accrochés à leur parapluie comme des naufragés à leur parachute marchaient penchés en avant serrant leur col de la main libre. Ceux qui avaient opté pour la cape de pluie tentaient vainement de la resserrer autour de leur taille pour l’empêcher de gonfler inconsidérément.

La gare donnait sur une place en hémicycle, bordée par des immeubles disparates, tous destinés, d’après leurs enseignes racoleuses, à la restauration, liquide ou solide des passants. Les terres - pleins miteux aux massifs éthiques semblaient n’être là pour délimiter des couloirs de circulation aux tramways et autos. Celles - ci par mimétisme roulaient doucement comme si, désolées, elles étaient contraintes par les intempéries à une marche précautionneuse.

Il aperçut sur sa gauche le nom de son hôtel, l’hôtel Régina : il y avait bien trois cent mètres et, même en courant, il serait trempé. Indécis, il recula dans le hall de la gare, estima dubitativement au toucher le tissu de son costume puis son visage s’éclaira brusquement en avisant à l’étalage de la boutique aux journaux, une pancarte de guingois où était inscrit en maladroites lettres majuscules : “ Parapluies.

Le choix était limité : trois minuscules engins repliables dans leurs enveloppes roses. La marchande ne fit aucun effort de promotion : le temps parlait pour elle.

“ Vous n’avez pas d’autres coloris ? “ 

Elle eut un geste définitif vers le maigre assortiment. La question suivante que l’homme n’avait pu ni su retenir :

” C’est du solide ? “

Entraîna la même réponse gestuelle économique et la robuste matrone détourna ostensiblement la tête.

Il ôta la fine enveloppe et tenta d’ouvrir le mini - parapluie et d’en comprendre le maniement. Ses agissements ramenèrent la patronne à plus d’attention.

“ Vous le prenez ou quoi ? « 

Subjugué par le ton, il obtempéra et extirpa les Euros de son porte - billets.

“ À défaut d’autre chose, ça n’est pas cher ! “

Commenta-t-il en payant ; la marchande lui jeta un coup d’œil et secoua la tête sans répondre.

La pluie n’avait pas, bien entendu, cessé pendant son acquisition ; il exécuta les deux ou trois manœuvres indispensables pour ouvrir ce bébé parapluie. Il y réussit ce qui, bêtement, le remplit d’une satisfaction enfantine. Il le fit tournoyer au-dessus de lui sans crainte pour les voisins : le diamètre était réduit et il descendit l’engin au ras de sa tête avant d’affronter les éléments.

Comme il l’avait craint la protection offerte était minime, rendue encore plus aléatoire par l’obliquité des rafales. Seule sa tête et le haut de son corps étaient à l’abri. Maintenir le parapluie en état de marche demanda des soins continus : si le vent tournait même légèrement la coiffe se transformait en montgolfière et fut à deux doigts de se retourner, pour le plus grand dommage des baleines, pensa- t- il. Il préféra les ménager plutôt que d’orienter son frêle engin dans le  sens d’une protection maximale.

Négligeant la circulation, peu dense au demeurant, il traversa la place et arriva devant son hôtel, Le Régina ; la Royauté de ce dernier n’éclatait pas à la première vue, à la seconde non plus, une fois franchie la double porte vitrée ; un bien banal bureau - réception sur la gauche était désert.

Évariste Bontemps chercha une sonnette ou, à défaut, une indication sur la marche à suivre : rien. Il toussota puis récidiva plus fortement. Devant l’insuccès de ces borgorymes pharyngés, il demanda avec une voix d’abord faible puis plus assurée :

“ Y a- t- il quelqu’un ? Y a quelqu’un ? Est - ce qu’il y a quelqu’un ? “
 
La forme grammaticale policée n’eut pas plus de succès et il commençait à désespérer quand un bruit de glissement de pantoufles précéda une massive silhouette féminine dans l’encadrement d’une porte derrière la “ Réception.

“ J’ai réservé une chambre pour trois nuits au nom de...”

La femme avait ouvert un grand agenda noir :

“ Au nom de Bontemps... trois nuits ; oui ! Y n’a pas d’acompte ! C’est 180 sans les petits-déjeuners. Vous devez verser deux nuitées d’avance. Rue ou cour ? Vous avez le choix ! “

Efficace et sans effort commercial superflu : ce n’est pas le Hilton. Prudent, il prit une chambre sur cour sur l’affirmation que les prix étaient les mêmes.

Il ne fut pas déçu : l’aspect de la 208 était ce qu’il attendait au vu de la qualité de l’accueil. Il fut tenté d’appuyer son front contre la vitre mais ce geste lui paru chargé d’une dimension mélodramatique ridicule. Une banale pluie, fut- elle persistante, n’est quand même pas une catastrophe justifiant un tel théâtralisme. Trois jours de vacances perdues, le ministre des Loisirs - un ministère très important et très influent - le lui rappela sèchement. On n’allait pas entamer une discussion avec tout le saint-frusquin du Conseil des  Ministres

“ Je suis un être indécis assez minable et je n’hésite pas à me raconter des histoires à dormir debout ! “

En réaction, il décida brusquement de sortir : tout plutôt que de rester à ruminer dans cette chambre sordide... cela recommence sordide toujours le mélo. C’est la pluie qui est ennuyeuse et se faire tremper n’arrangera rien, mais agir - ou s’agiter - est un excellent remède dont il connaissait l’usage.

Évariste avait toujours rêvé de découvrir une ville inconnue et il goûtait à l’avance le premier contact qu’il allait établir avec elle ; cela faisait partie des thèmes de son petit univers intérieur.

La matrone de la réception reçut sa clef sans rien manifester et le regarda d’un regard bovin franchir la porte, hésiter puis, parapluie déplié, se lancer après avoir balancé s’il prendrait à gauche ou à droite, glorieuse incertitude qui faisait partie intégrante de la découverte. : “ Le mariage est la chose la plus importante au monde... un hasard en décide... “ C’était de La Rochefoucault, si sa mémoire était fidèle.

Il retourna vers la place de la gare ; la médiocrité des bâtiments l’incita à remonter une avenue plantée d’arbres conséquents. Il marchait sans hâte surpris de ne voir aucun magasin et de constater que les demeures - car c’étaient des demeures - avaient succédé sans transition aux estaminets de la gare : deux mondes, à la fois si différents et si proches.

 L’avenue s’inclinait en une longue courbe. Il fut surpris, lors d’un changement de main pour tenir son mini - parapluie, de découvrir un beffroi où le sommet de celui - ci.

Un rien et je le manquais celui - là, la pluie ne vaut rien pour découvrir une ville ; il se retourna pour s’assurer qu’il n’avait rien omis dans sa marche sous abri et il aperçut une silhouette noire qui se dissimulait vivement derrière le tronc d’un arbre à cent mètres environ de lui.

Il s’intéressa à ce qu’il avait baptisé beffroi et constata le mauvais état général de l’édifice dont attestait d‘ailleurs de minables palissades qui en interdisaient l’accès immédiat. C’est loin de respirer l’opulence, pensa- t- il en refermant son parapluie : les gouttes ne tombaient plus et il estima qu’il fallait profiter de toutes les occasions.

Les arbres avaient disparu et il longea une église de belle apparence assise sur un contrefort de la colline : il faut que je pense à demander une carte de la ville à l’hôtel : ils doivent quand même avoir cela ! La rue pavée de gros blocs de grès était bordée de façades noires, parfois en mauvais état, mais dont il était facile de percevoir qu’il s’agissait de demeures patriciennes qui avaient connu des jours meilleurs.

Il arriva par un vrai hasard - mais le hasard existe- il? -  sur la grand-place, enfin ce qu’il considéra comme la grand-place, ces lieux hautement symboliques de la Belgitude; celle de Mons était petite, oblongue mais certains immeubles qui la bordaient attestaient éloquemment de sa qualité, ce qui lui fut confirmé par un panneau explicatif bilingue! 

En se retournant pour repérer par quelle rue il était arrivé - précaution élémentaire pour un voyageur expérimenté ou prudent dans une ville inconnue - il entrevit à nouveau la silhouette noire qu’il avait déjà aperçue ; il regarda plus attentivement sans y attacher plus d’importance. Il s’en fut dîné et fut fort satisfait d’avoir su choisir “Belge “ et d’avoir pris un waterzooï de poulet qu’il eut été bien incapable de noter pour le guide Michelin. Avec des frites...

En sortant du restaurant, son repas solitaire expédié rapidement sous l’œil indifférent d’une serveuse dont l’esprit était manifestement ailleurs, la pluie avait repris avec la même constance obstinée et il redescendit directement à son hôtel sans chercher à entreprendre de nouvelles découvertes de Mons ; il avait pris la mesure de la petitesse de la ville, du moins dans sa partie historique.

Il obtint sa clef d’une accorte réceptionniste qui avait avantageusement remplacé la dame de l’après - midi. Comble du comble, la télévision de la 208 refusa tout service ; il renonça à convoquer les responsables, connaissant d’expérience l’inimitié persistante dont ces appareils anonymes faisaient preuve à son encontre et il n’éprouva pas la nécessité d’une lutte qu’il savait perdue d’avance !

Avant de s’enfoncer dans le sommeil, il repensa à la traversée cahotante du wagon par le passager réduit à une apparence et il se surprit à réfléchir ce qui distingue une apparition de ce genre et lui fait attribuer avec précision, comme il l’avait fait d’instinct, le qualificatif d’” individu “ et pas d’homme, de Monsieur, de voyageur ou que sais- je...

“ Je fais de la psychosociologie appliquée à ma façon ! C’est un don que je devrais travailler ! ...”  

Mais il y avait tant et tant de choses que Evariste Bontemps s’était bien promis de “ travailler “ et d’exploiter !

Évidement le temps n’était été avec lui pour ce voyage ! Et ça continuait ou risquait de continuer : cette variété de pluie belge devait être d’une durée incroyable... Enfin le tourisme n’était pas le but principal de l’expédition...!

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