Une mission humanitaire comme les autres

Roman écrit par Dr Pierre BAILLY-SALIN




Chapitre XIV

Le blessé


" Mais les gars ! C'est dimanche ! "

" On va aller à la campagne ! "

Rigola Michel.

" Pourquoi pas ! Ça nous fera connaître les environs ; je vais demander à Sissouk "

Celui - ci consulté par René signala à grand renfort de gestes difficilement interprétables ce qui semblait bien être un but de promenade et, toujours prêt à lever le pied, il partit chercher son vélo, un antique Peugeot dont la peinture d'origineavait depuis longtemps disparu. Cet engin était une chance et une fortune. Il n'y avait que très peu de bicyclettes dans le village dont l'étendue n'était certes pas considérable mais l'usage du vélo était, ici, très diversifié…

René, entre autres, n'avait pas été aussi sans remarquer qu'en ces pays, le vélo semblait plus proche du camion de déménagement que d'un banal cycle. Ainsi Sissouk n'était que rarement sur la selle en train de pédaler. Le plus souvent il poussait le guidon d'une main, l'autre tentant de restaurer l'équilibre précaire d'invraisemblables chargements, heureusement et habituellement plus volumineux que lourds.

Par contre l'usage sportif dudit vélo semblait inconnu en ce pays.

" Je n'ai jamais vu un vélo en dépasser un autre"

René avait confié un jour cette observation à Michel et celui - ci avait été frappé de la justesse de cette notation.

Leur interprète, homme toute main, commis fidei, intercesseur, agent de renseignement était toujours disponible à toute heure du jour ; cela avait frappé les gens de SOS Monde, habitués aux contraintes du travail en Europe - on commence à penser Europe dans ce coin perdu du Laos. Ici, au contraire, chacun semblait libre tout le temps de son temps, suivant la formule de René. Rien n'est urgent, tout peut - et doit - attendre...

Ils étaient donc partis à pied, Sissouk ayant habilement arrimé les provisions sur le Peugeot et marchant avec eux. Ils avaient suivi une route poussiéreuse et ocre rectiligne qui montait et descendait des petites ondulations, à peine des collines.

Michel fit observer que le paysage avait quelque chose d'étrange et demanda si ce sentiment était partagé par d'autres; Le visage de Louise et de Noëlle n'exprima qu'un étonnement poli. René, lui, se gratta le menton, se retourna, regarda à droite et à gauche et finit par lâcher :

" C'est drôle que tu fasses cette réflexion ; depuis un moment je sentais quelque chose de bizarre autour de nous : c'est vrai, il y a quelque chose dans le paysage "

" Moi aussi, reprit Michel, je n'arrive pas à le formaliser mais c'est bien quelque chose dans l'agencement des collines. Il n'est pas normal si je peux dire ! ou mieux il n'est pas naturel ! Comme s'il avait été modifié "

Les quatre amis s'étaient arrêtés et détaillaient les environs. Des collines plus importantes que celles que leur route escaladait depuis peu se dessinaient nettement de chaque coté du chemin mais à distance de lui.

" C'est un peu comme une fausse vallée. C'est vrai, mais cela ne ressemble à rien car ce n'est pas une vallée ;comme si les collines avaient été abrasées ; c'est étrange "

Finit par dire Michel et cela rendit la lecture du paysage plus facile.


" Oui, reprit Noëlle, on dirait que l'on a aplani de chaque coté de la route en coupant la continuité des collines "

Sissouk avait observé l'arrêt des Français sans bien comprendre leurs échanges, mais il avait suivi leurs regards circulaires.

" Ho Chi Mini track... ici piste Ho Chi Ming... ! Boum ! Boum !. Bombes ! Américains "

Fit - il en imitant le bruit de bombes et en secouant l'avant-bras pour marquer la violence des impacts.

Tout s'éclaira soudain. Les tapis de bombes avaient littéralement creusé une entaille large de plus de deux kilomètres - à vue de nez - nivelant presque le relief montagneux.

Sissouk les fit monter sur une élévation de terrain et ils virent nettement des successions infinies de cratères cachés plus ou moins par la végétation envahissante. Ils réalisèrent alors que les arbres autour d'eux étaient moins grands, moins hauts que ceux que l'on voyait sur les collines intactes et que ce changement de végétation était un des éléments de ce sentiment de disparité qu'ils avaient eu peine à remarquer.

" Poudre orange, Orange powder ! "

Confirma l'ami Sissouk satisfait d'avoir été compris :

" Pas marcher, seulement sur la route : bombes non éclatées ! Tigres tous tués ! éléphants aussi ! "

" Ce sont les défoliants, dit Michel, j'avais lu ça pendant leur guerre du Vietnam "

" Mais on est au Laos ici "


Fit remarquer Louise.

" Vue d'avion, la frontière ne doit pas se voir, ma chère Louise et les Américains ne font pas le détail : ma tante habitait Saint Lô et la vile a été complètement rasée en 1944 ! "

" N'empêche tu te rends compte de la masse de bombes qu'il a fallu pour raser des collines sur une telle largeur et sur je ne sais combien de kilomètres ! c'est faramineux ! "

Ils étaient confondus de l'importance disproportionnée des destructions qui, dans une nature luxuriante et quasi vierge, paraissaient saugrenues.

Cette découverte avait donné une tout autre allure à leur promenade dominicale et ils eurent besoin de se forcer un tantinet pour féliciter leur guide de son excellent choix : une modeste chute d'eau que celui - ci avait choisie pour but de la promenade dominicale.

Sissouk avait silencieusement sorti une antique pétoire qu'il avait attachée le long du cadre de sa bicyclette. Il disparut pendant la sieste et revint, triomphant, avec son sourire édenté, porteur d'une petite bête aux formes harmonieuses, aux traits délicats dont la taille était celle d'un cerf ou mieux d'une biche mais en miniature.

" Oh ! L'horreur, quelle sottise ! une si jolie petite bête ! "

Noëlle était hors d'elle et il s'en fallut de peu qu'elle ne s'en prît physiquement au Laotien qui, ahuri, regardait le déchaînement de la doctoresse sans bien comprendre de quoi il retournait.

René tâtait les muscles durs, le poil ras et fin ; on voyait par la porte de sortie de la balle la chair d'un rouge vineux et l'on pouvait sentir la qualité musculaire de cette petite chose. Louise, elle, était hypnotisée par les yeux au regard clair mais maintenant vide de la bête et, à elle aussi, le cœur se serra.


Le retour immédiat se fit en silence et Sissouk eut l'intelligence de ne pas s'exprimer. À l'entré de l'agglomération, il les quitta pour prendre une rue latérale :

" Il ne tient pas à être vu avec sa proie ! ..."

Commenta Michel et ils jugèrent qu'il avait probablement raison.

En arrivant sur la place, leur place, ils furent surpris d'y voir un attroupement dense devant la baraque, leur baraque.

" Qu'est ce qui se passe, "

S'interrogèrent - ils en s'approchant.

Deux corps étaient étendus à même le sol et le groupe qui les entourait observait un silence prudent. Noëlle se pencha sur le premier à sa portée et vit immédiatement qu'il était en train de mourir. Sa chemise et son pantalon étaient noirs de sang et il respirait à peine ; elle écarta les pans de la chemise et découvrit une large plaie au flanc gauche.

Il est foutu, pensa - t - elle avec un soulagement dont elle n'eut même pas honte. Un râle profond lui répondit et la tête de l'homme bascula sur le coté.

Le second tenait son avant-bras droit sous son avant-bras gauche " dans l'attitude des traumatisés du membre supérieur de Destot " : la phrase de la question de chirurgie lui était revenue telle quelle à l'esprit. Elle cru voir qu'il n'avait plus de main droite, un moignon sanglant dépassant seul.

Louise avait été chercher des compresses et de l'alcool et commençait à nettoyer la plaie. Le petit doigt et l'annulaire avaient été arrachés ; il semblait manquer une ou deux phalanges au médius et à l'index et le pouce avait l'airpresque indemne, à première vue.


L'infirmière fit un nettoyage soigneux et doux et Michel vint les prévenir à voix basse :

" C'est une balle de kalachnikov "

Noëlle contemplait les dégâts avec une infinie suspicion. Elle était bien décidée à ne rien faire et cette plaie déchiquetée ne lui disait rien qui vaille. Elle ne savait même pas de quoi elle disposait comme matériel et elle se reprocha de n 'avoir pas encore inventorié les boîtes d'instruments. Une seule pensée l'habitait : ne rien faire, passer à coté de la catastrophe : la pensée " Que suis - je venu foutre en ce maudit pays ! " la poursuivait

" Est - il gaucher ou droitier ? "

S'enquit à mi - voix René. Michel et Noëlle lui jetèrent ensemble un regard étonné. Puis Michel pensa en son for intérieur que c 'était là une expression directe de la culture des gens travaillant de leurs mains et il en admira le jeune électricien.

Préoccupée d'éviter l'épreuve, Noëlle ne chercha pas si loin et haussa les épaules :

" Au point où il en est... "

Louise réagit très vivement : elle était de la race optimiste du Nord, dure au mal et elle avait une grande confiance dans la médecine. Elle avait bien apprécié la réflexion de René et sur tout ce qui touchait au jeune hommeelle était bien chatouilleuse :

" Je sais qu'il faut faire des raquettes pour couvrir les moignons. "

" Oui "

Dit Noëlle qui n'en savait rien mais qui avait compris le sens de la manœuvre, et elle enchaîna :

" Mais il faudrait ruginer ce qui dépasse comme os"

" Je n'ai pas vu de ce type d'instruments : il y a un bistouri et du catgut ; je ne crois pas qu'il y ait des rugines "

Observa Louise

" C'est quoi les rugines ? "

Demanda René

" Des grosses pinces pour écraser les os et les égaliser "

Lui répondit Noëlle. Pendant que Louise courrait dans la salle de soin chercher le matériel, elle expliqua à René son idée : déposer une porte, la mettre sur des caisses en guise de table d'opération.

" On dit dégonder pour une porte : c'est comme si c'était fait ! "

Précisa René avant de disparaître exécuter les ordres. Pendant ce temps, Noëlle avait pratiqué un examen plus complet des dégâts. Il lui sembla possible de... " conserver une pince" - l' expression lui revint des propos déjà lointains tenus par un jeune chirurgien pour lequel elle avait eu une faiblesse un soir de garde, il y avait déjà quelques années.

" Qu'est ce que c'est que cette histoire de raquettes ? "

Demande à voix basse Michel en apportant la table.

Noëlle expliqua :

" Louise a raison, il faudrait des lambeaux de chair pour recouvrir les bouts d'os, sans quoi cela ne cicatrise pas mais c'est plus facile à dire qu'à faire. En tout cas c 'est par là qu'il faudrait commencer "


L'infirmière était en train de disposer des boîtes d'instruments sur une serviette qu'elle avait étalée sur la table. Noëlle repéra un bistouri fin, des pinces

" Ah il y a des Kochers ! "

" Il y a aussi une pince à griffe et un porte - aiguille et j'ai vu du catgut mais je ne l'ai pas encore trouvé !"

Noëlle était prise par le feu de l'action ; elle n'avait qu'une très légère expérience chirurgicale, mais elle se savait assez habile de ses doigts comme aimait à le lui dire admirativement sa grand - mère.

" Et l'anesthésie ? "

Glissa Michel

" Merde ! ça c'est le hic ! "

S'exclama Noëlle et Louise confirma qu'elle n'avait rien vu, à part de la morphine.

" Tu n'as pas d'éther dans les désinfectants ?"

Interrogea la femme médecin tout en s'étonnant elle - même d'être ainsi la propre artisane de ses difficultés. Elle était calme, étrangement et ordonna une série de mesures qui assurèrent son autorité.

Elle expliqua à Sissouk qu'avec trois autres Laotiens il leur faudrait se coucher sur le ventre et les jambes du blessé et l'empêcher de bouger : deux autres comparses devaient tenir ferment les bras.

" Louise tu vas lui tenir une compresse sur le nez et toi Michel tu verseras doucement de l'éther à mon commandement. Louise tu ôteras la compresse toutes les trente secondes pour l'oxgéner et à Dieu Va ! "

René arriva tout courant avec une grosse pince coupe fil tirée de son sac à outils

" Est - ce que ça pourrait aller comme rugine ? "

" Il faudra bien ! ; tu vas te mettre en face de moi et tu feras l'aide opératoire : c'est moins compliqué qu'on ne l'imagine. Allez les enfants, il faut y aller"

Michel versa une rasade d'éther sur la compresse que Louise appliquait avec vigueur sur le nez du malheureux. L'équipe laotienne était roulée sur le corps de leur camarde qui s'agitait sans pouvoir remuer et poussait des cris stridents. Louise fit signe d'augmenter la ration d'éther et peu à peu les cris s'étouffèrent ou du moins diminuèrent !

Pendant ce temps Noëlle avait nettoyé du mieux possible les plaies et l'on voyait nettement les dégâts. Elle simula les possibilités de tailler ces fameuses raquettes et René la vit hésiter sur la façon de ruginer - puisque ruginer il y avait - les pointes des phalanges qui pointaient hors de la chair.

" Attends ! ça je suis plus à même de le faire du coté où je suis "

Dit doucement René avec beaucoup de tact et, avec une grande dextérité, il écrasa avec sa pince d'électricien les os dépassants, les régularisant avec la pince de Kocher qu'il avait eu l'idée d'utiliser pour parfaire le travail.

" Il faut conserver absolument la possibilité qu'il ait une pince ; c'est-à-dire qu'il y ait opposition entre un doigt et le pouce .,C'est indispensable et c'est le principe de base."

Lui souffla Noëlle, bien heureuse de le voir faire la besogne qui demandait force et décision

" Là ça devrait aller ; on y reviendra s'il le faut "


Et, fort habilement, Noëlle tailla au bistouri des lambeaux de chair les plus épais possible, les essayant pour voir s'ils recouvraient bien les os. René n'eut besoin de ruginer à nouveau que quelques esquilles osseuses. Noëlle se distingua dans les fines coutures qu'elle fit avec une aiguille sertie et sous ses doigts la main

" Reprit figure humaine "

Comme le dit drôlement Michel, admiratif qui vint très gentiment essuyer le front de Noëlle avec une serviette et, pour la première fois depuis longtemps, la jeune femme se sentit fière d'elle - même et eut un beau sourire pour l'administratif.

Louise arrêta l'éther et alla chercher les pansements : elle utilisa des abaisses - langues pour faire reposer les doigts réparés sur ces petites attelles, suscitant une remarque élogieuse de René qui trouva cela fort astucieux.

Noëlle dirigea la délicate manœuvre pour faire entrer la porte et son fardeau dans la baraque où Louise avait en un tour de main préparé une chambre que le blessé baptisa en vomissant abondamment.

Voilà c'était fini !. Tous sentirent en même temps une fatigue intense les accabler et ils se retrouvèrent assis sans bouger, la tête dans les épaules, comme anéantis. Noëlle avait ôté son corsage sans même y prêter attention et René se mit torse nu tout naturellement. Puis ils se regardèrent avec des yeux neufs et surent qu'ils étaient dorénavant une équipe

" Et quelle équipe ! "

Dirent ensemble René et Michel. Celui - ci se leva subitement et revint avec... une bouteille de champagne

" SOS Monde avait pensé à tout, mes enfants ; c'est le moment où jamais ! À la santé de l'Antenne medico - chirurgicale numéro 1 du Sud Laos ! "



Chapitre XV

Les voisins

Cet épisode glorieux relégua un temps certaines crispations réciproques du groupe des Français, crispations liées aux actes les plus minimes dont la répétition déclenchait des réactions surprenantes et parfois peu reluisantes.

Ainsi Louise énervait sérieusement Noëlle en se livrant chaque soir à une lessive de ses " petites affaires ". La malheureuse prenait pourtant soin de ne pas étaler ladite lessive au vu et au su de tout le monde et elle avait tendu, dans ce dessein, une corde dans sa chambre. Mais cette activité " populaire " pensait Noëlle était la marque de fabrique d'un milieu. Je deviens comme mon père et pourtant Dieu comme il m'énervait par ses réactions bourgeoises !

Noëlle n'avait pas de ces pudeurs et exposait au grand soleil ses charmantes petites culottes. Jusqu'au soir où, ouvrant le châssis de sa fenêtre, elle vit s'enfuir des ombres qui avaient largement profité de son strip - tease vespéral. Elle en fut à la fois offusquée et secrètement flattée.

" Ces pauvres types, ils n' ont pas grand-chose à se mettre sous la dent "

Et elle se massa longuement les seins, tout en contemplant mélancoliquement dans sa valise les pièces vestimentaires totalement inutiles dans le contexte à la vie de Champassak. Il y avait entre autres une petite robe imprimée délicieuse qu'elle se voyait mal endosser... soupir...

"Je perds des années précieuses de ma " folle " jeunesse et les roses se fanent. Ce n'est pas ici que je vais découvrir le prince charmant, ça c'est sûr ! "

Un matin, Louise avait demandé à Michel s'il pourrait lui procurer de la lessive. À peine formulée cette requête paru une grossière erreur à la jeune infirmière : trop tard ! Michel hurla littéralement qu'il n'était pas la boniche de personne et que les bonnes femmes pouvaient se débrouiller toutes seules avec leurs problèmes d'intendance.

Pourtant ces questions " subalternes " de ravitaillement se posaient bel et bien : Michel lui - même soupesait, chaque matin, sa bombe de mousse à raser avec quelque inquiétude. Que fera - t - il quand elle sera vide ? La précarité des choses et de leur situation en général lui apparu plus nettement.

" Elle a du culot et n'a vraiment pas inventé la poudre... Je me demande ce qu'elle vaut au lit et si le bricoleur - chef va se la taper "

Pensa - t - il agressivement tout en se reprochant ce mouvement d'humeur.

René avait subjugué trois adultes jeunes, mi - commis, mi - apprentis, qui ne le quittaient pas d'une semelle. Ils venaient le contempler dans les innombrables tâches que le " logisticien " entreprenait, répondant et au plus pressé et à son humeur du moment.

Il avait ainsi " normalisé " et rendu plus sures les prises électriques sauvages qui pendaient à chaque poteau. Sissouk était l'interprète auprès de lui des besoins du village et il allait de droite et de gauche suivit de sa petite troupe rendre milles menus services. Ce faisant il échappait à une trop grande promiscuité dans la baraque. Il n'avait jamais toléré d'être enfermé et surtout d'être avec ses parents !

Était - ce cela qui avait fait naître chez Michel une vocation pédagogique ? Conscient de la faible utilité actuelle de son rôle, il avait été sensible à l'attention que le groupe de jeunes gens lui portaient, il se demandait bien pourquoi. Il avait entrepris de leur apprendre le Français et sa troupe, quatre à cinq adolescents, assistait, assez chahuteuse mais fidèle, à ces leçons improvisées.


L'ordinateur portable personnel de Michel était aussi, il faut bien le dire, un motif supplémentaire d'intérêt puissant. Pham, qui avait été le premier à leur prêter assistance à leur arrivée, était le plus assidu et se collait littéralement à lui pendant tout le cours.

Un matin un magnifique quatre - quatre Toyota d'un blanc cassé poussiéreux sur les flancs duquel s'étalaient deux sigles et un écusson inconnu, tous onusiens d'évidence, s'arrêta devant la baraque après un demi-cercle parfait sur la pelouse.

En sortit un long jeune homme qui les salua joyeusement :

" Je savais qu'il y avait une nouvelle équipe à Champassak et j'ai fait le détour : Robert Vanden Bergue. je travaille à la fois pour la FAO et pour Wild Found ! "

On le fit entrer dans la salle d'attenteet la première chose que vit leur hôte fut... la bouteille de champagne, vide qui restait là témoignage du jour faste de l'équipe ! ; il siffla d'admiration :

" Fichtre Mes Seigneurs ! Pour une ONG, vous vous défendez bien : champagne à volonté, dès le matin ! C'est la grande vie de château !"

" Arrêtez : on a eu un jour exceptionnel et l'on a arrosé cela avec LA bouteille que nous avait fournie notre boîte : mais ici c'est plutôt ascétique d'ordinaire "

Dit en riant Michel et il raconta succinctement l'affaire des blessés.

" On ne croyait pas être dans une zone d'insécurité : ça a été une méchante surprise de voir que la kalachnikov était encore en usage dans ces contrées"

Ajouta le gestionnaire.


" Oh ! je ne pense pas que ce soit une histoire de maquis ou de contras. Ils ont assez donné et ce n'est pas leur genre. Habituellement ce sont des histoires de rivalités villageoises à base de poules volées ou de buffles disparus !, à moins que ce soit des problèmes de femmes, objets traditionnels de compétition inter - villages !."

Après ces considérations qui tendaient à ramener les récents incidents de la haute politique à la tradition médiévale des luttes tribales, Robert ne se fit pas prier pour donner des informations sur son travail.

" Je suis chargé de la protection d'un bestiau, la gerboise... "

" Attends ! tu es là, dans ce bled paumé, pour la protection d'une espèce animale ! et tu as cette bagnole terrible pour cette mission capitale ? C'est une blague ou pas ? "

Michel n'avait pu résister à réagir un peu aigrement d 'autant que la possession d'un voiture officielle était un de ses rêves secret et un regret lancinant.

" Oui je sais ! présenté comme cela cela semble dingue mais la gerboise, ma chère gerboise, est une des rares espèces ayant résisté à l' Orange Powder des Américains et, du coup, elle est l'objet de tas de recherches scientifiques du plus grand intérêt, croyez - moi ! . Moi - même je suis naturaliste et j'enseigne à l'Université Libre de Bruxelles "

" Et c'est comment la gerboise ? .

S'enquit Louise

" Je ne saurai mieux dire qu'une biche toute petite, une vraie miniature "

Un éclat de rire général lui répondit :


" On s'excuse, dit Michel en reprenant son souffle, il nous semble bien que notre interprète en a tué une hier après midi, ce qui a déclenché, je te le souligne, une belle levée de boucliers de la part de ces jeunes femmes ! "

" Hélas ! si ! je l'imagine bien ! : demander à ces paysans de ne pas tuer ces merveilles est une tâche impossible, mais si on peut par chance la récupérer avant qu'elle ne soit mise à la casserole, il n'y aurait que demi - mal : je pourrai l'autopsier et faire mes prélèvements "

René partit aussitôt à la recherche de Sissouk et de la présumée gerboise pour lui éviter les affres du pot au feu et faire, du même coup, progresser la science ! Il revint peu après avec la gerboise sous le bras, cachée dans un vieux journal.

" Ça n'a pas été facile de lui faire accepter de s'en défaire. J'ai bien peur qu'il faille payer quelque chose en dédommagement ! "

" J'en fais mon affaire : j'ai des crédits pour ça : tu penses bien que ce n'est pas la première fois. Oh ! elle est belle : un mâle adulte. Le grand problème est de déterminer si la chétivité de cette bête, son quasi-nanisme sont naturels ou induits par leur saloperie de poudre orange. "

" C'était quoi exactement la poudre orange ? "

" C'est un défoliant hyper puissant. Pour pouvoir repérer le trafic sur la piste Ho Chi Ming les Ricains ont eu l'idée géniale de supprimer les feuilles des arbres ; il suffisait d'y penser : élémentaire ! . Résultat des courses : un désastre écologique de première grandeur dont on n'a pas fini d 'évaluer les conséquences ; d'ou ma présence insolite en ces lieux, Chers amis de SOS - Monde ! "

Au repas le Belge se montra un convive très agréable ; il regorgeait d'anecdotes sur le pays, ses coutumes, ses habitants et ses animaux. Là il était intarissable et Louise écoutait fascinée parler des tigres dont il ne restait plus que quelques exemplaires, invisibles précisa - t il.


René ne fut pas sans remarquer l'intérêt que portait Louise au récit et peut - être à la personne du naturaliste ; il en fut mortifié et surpris. Il est intéressant le gars et il connaît plein de trucs, je deviens jaloux, ma parole, ça c'est nouveau !

La présence du Belge changeait l'ordinaire et détendait l'atmosphère. Quand il proposa d'emmener tout le monde à Vim Phu visiter l'équipe voisine ce fut du délire : on aurait dit un pensionnat de jeunes filles auquel on propose d'aller au bal de la Préfecture.

Le lendemain, les rendez - vous décommandés - sans états d'âme- tout le monde était sur le pont et sur son trente et un !. Michel arborait une tenue blanche du plus bel effet qu'il avait soigneusement caché jusqu'alors; cela n'échappa pas à l'œil de Noëlle qui avait justement sorti avec quelque hésitation sa robe imprimée. Parisianisme oblige !

René, lui - même, avait troqué spontanément son sempiternel short pour un jean propre. Ce que voyante Louise se reprocha amèrement de ne pas avoir fait plus toilette :

" Je ne suis pas à la hauteur dans ces coups de temps là ; je ne sens pas le vent ! "

Et elle évoqua avec une certaine rancune sa mère toujours en tablier et qui, jamais au grand jamais, ne lui avait appris le moindre rudiment de mode ni inculqué les conduites de séduction les plus élémentaires...

Noëlle, sûre de sa supériorité dans ces domaines, eu le beau geste d'aller chercher un châle joliment coloré qui donna immédiatement un certain cachet à la robe neutre de l'infirmière :

" C'est pour protéger ta chevelure de la poussière car j'ai peur que nous n'en ingurgitions une bonne dose et je ne voudrais pas que tu deviennes rousse "

René, encore secoué de la découverte de sa jalousie naissante, ne dit rien mais se fit la remarque qu'il ne faut jamais juger quelqu ' un sur la mine et qu'il y a du bon chez tout un chacun, Noëlle comprise !

Le voyage fut joyeux. Vanden Berg avait le talent de rendre tout intéressant, la flore comme la faune. Ils eurent la chance de croiser la route de plusieurs animaux inconnus dont ils apprirent aussitôt tout de l'habitat comme des mœurs les plus secrètes et des plantes devinrent des noms, latins de préférence. .

Vim Phu était une localité légèrement plus importante que Champassak, lovée dans le méandre d'un petit fleuve.

" Ils ont de la chance d'avoir une rivière ! "

S'exclama René qui se voyait déjà piquant une tête dans l'eau.

" Un beau nid à parasites de toutes sortes ! oui ! et attends ce soir la chute du soleil et tu changeras d'avis, mon bonhomme : gare aux moustiques ! "

Répondit Robert. En rangeant le quatre - quatre devant une maison européenne, la seule du pays semblait - il. L' état de ladite maison n'était guère brillant ni engageant : pas de volets ni de rideaux, la porte était en bien mauvais état, sans parler du crépi qui n'était plus qu'un souvenir grisâtre.

Une femme courte sur patte et déjà assez volumineuse dans sa blouse blanche sortit rapidement et accueillit son compatriote avec beaucoup d'enthousiasme :

" Alors te revoilà, sacripant et tu nous amènes de la visite, voyez - vous une fois ! "

L'accent belge était savoureux - pour ceux qui aiment - et Louise particulièrement goûtait le rappel de son terroir.


Une mince jeune femme sortit sur ces entrefaites et les visiteurs furent frappés d'une certaine tristesse qui se dégageait de sa présentation évanescente.

" Marie-Christine ! notre anesthésiste ! "

Annonça fièrement la patronne car ce ne pouvait être que la patronne ce qu'elle confirma illico de sa voix forte :

" Et moi c'est Irma, Irma la Douce, matrone pour les Wallons et sage - femme pour les Français ! . Je vais vous présenter le reste de la troupe "

Effectivement une jeune file un peu enrobée descendit les marches et se présenta comme infirmière, suivie d'un jeune homme à la mine chiffonnée et SOS - monde compris que c'était l'homologue de René.

" Max est parfait, mais sa mise en route est toujours difficile le matin "

Éprouva le besoin de souligner Irma.

" Notre docteur ne va pas tarder, du moins je l'espère ! "

Ajouta - t- elle en coulant un regard vers Vandem Berg.

" Alors vous êtes l'équipe de Champassak ! Dire qu'on n'a rien pour vous recevoir, c'est quand même malheureux une fois ! Vous êtes arrivés quand ici ?"

Michel donna les précisions demandées et Noëlle le relaya pour silhouetter leur action actuelle et future...

" Car nous n'en sommes qu'aux débuts. Nous sommes orientés théoriquement sur les soins primaires, mais ça n'a pas l'air évident, du moins au départ ! "


" Rien n'est évident dans ce beau pays et surtout dans le domaine de la Santé. Vous avez vu l'hôpital de Pakxe ! : ça pourrait être bien, mais il n'y a personne, pas de malades car il n'y a pas de sécurité sociale comme vous dites en France et donc personne ne peut payer et personne ne vient. Nous sommes une équipe orientée sur la gynéco - obstétrique avec un chirurgien et nous aurions été plus utile là-bas qu'ici à faire les rares césariennes qui arrivent jusqu' à nous. On a déjà du mal à les faire venir accoucher ici ! "

En prononçant le mot chirurgien la dynamique matrone, puisque matrone il y avait, n'avait pu s'empêcher de faire une mimique désolée ; tous les Français le notèrent et n'eurent pas de peine à soupçonner un " loup" . Ils furent conviés à visiter la maison qui ne donnait pas une impression d'hyper - activité, tant s'en'faut.

Volubile, Irma commentait tous les détails de leur installation sans laisser la parole aux autres ; l'anesthésiste s'était d'ailleurs retirée dans son bureau avec un pale sourire. Elle envoya l'infirmière chercher le bel indifférent de chirurgien et celle - ci monta sans enthousiasme.

Dans le temps mort qui s'en suivit Michel expliqua s'il n y a rien ni matériel ni personnel médical dans un hôpital, il n'y a pas scandale à ce que personne ne vienne mais s'il y a des médecins les gens ne comprendront pas et voudront venir ou se poseront des questions... et des questions ce genre de régime n'aime pas beaucoup cela...

René, c'était à la fois son point faible et son coté sympathique, était sensible aux belles mécaniques intellectuelles et il fut impressionné par le raisonnement de Michel : celui - ci remonta nettement dans son estime : un penseur politique ! il n'en avait jamais côtoyé. Il est vrai que, dans le contexte de Champassak, un administrateur trouvait difficilement sa place... sauf à tout diriger... ce qui eut posé problèmes.

Noëlle pensa soudain qu'ils n'avaient pas encore vu le médecin et qu'il manquait un personnage au groupe Belge

Suivant la jeune fille, un homme, svelte, - plus maigre que svelte - , non rasé, à peine peigné, descendit lentement, s'appuyant à la rampe. Ses traits sont relâchés (Noëlle), mous (René ), avachis (Michel), fatigués (Louise). Il fit l'effort de serrer les mains à la ronde et s'excusa de sa fatigue sans chercher à lui donner des causes plausibles.

Les deux équipes se trouvèrent réunies autour d'un café dans la grande pièce qui devait servir de salle de réunion. Les Français s'extasièrent, mi de bonne foi - mi poliment, sur la qualité dudit café, ce qui déclencha une intense rigolade chez les Belges :

" Attendez ! Vous n'allez pas nous raconter que vous n'avez pas entendu parler du café des Balavoines ? "

Sur la mine surprise de leurs visiteurs Irma expliqua le mirifique projet du PDNU pour doter le pays, en ses plateaux, d'une culture du café qui devait apporter l'indépendance financière à ces contrées, à défaut de les désaltérer, les Laotiens ne buvant pas de ce breuvage ! ; il en était résulté une production d'un café ni pire ni meilleur que les autres mais qui arrivait sur le marché à une période où les prix s 'étaient effondré dramatiquement devant la surproduction mondiale.

On ne savait donc que faire du café des Balavannes si ce n'est le donner en cadeaux aux nouveaux arrivants, étonnés, charmés avant que d'être submergés.

Noëlle observait son confrère Belge. Son teint était pâle et elle vit distinctement des larmes dans ses yeux et celles - ci ne tardèrent pas à rouler sur ses joues amaigries. Ce mec est déprimé comme pas permis, pensa - t -elle et il n'est pas humain de le laisser en cet état.

Au même instant, Irma éclatait :

" Ah ! Non tu ne vas pas recommencer à chialer ! C'est intenable. Il pleure comme une madeleine et là on ne pourra pas dire que je l'ai agressé. Il faut faire quelque chose ! Ce n'est plus possible ! "

" On ne va pas remettre ça ; je n'en peux plus de cette ambiance de fous : on va tous y laisser notre peau ! "

Hurla littéralement l' infirmière anesthésiste.

Les Français, très gênés, se regardaient à la dérobée, ne sachant quelle contenance adopter. Vanden Berg toussota et proposa à son compatriote " d'aller prendre l'air...

" Une fois "

Ne put s'empêcher de penser intérieurement Michel.

Leur sortie libéra et déchaîna les Belges. Ils se coupaient la parole et les invectives fusaient de tous cotés.

" ll a eu la malchance d'avoir un pépin lors d 'une césarienne, banale, sans difficulté particulières "

" Mais qu'est ce que tu veux que ça change : il vit dans une culpabilité terrible, ça n'est pas le fond des choses "

" On n'est pas là pour le soigner et l'on va y laisser l'équilibre de l'équipe ! "

" Oh ! l'équipe ! elle a bon dos ! "

" Et qu'est ce qu'on fera sans chirurgien si on a une belle dystocie "

Demanda Irma

" Si tu le défends, ne joue pas un double jeu pervers : tu es la première à l'enfoncer ! "

" Oh toi tu n'as rien à dire "

À ce moment, une jeune Laotienne descendit timidement de l'escalier, déclenchant une nouvelle colère d'Irma.

" Hector ! Je t'avais déjà dit que je ne voulais pas qu'elle passe la nuit ici ; on va passer pour un claque ! "

" En plus c'est la troisième en un mois "

Glissa l'infirmière sur un ton admirablement fielleux

" Merde Ce n'est pas un couvent ici et il fallait dire dans l'annonce qu'on ne voulait que des énuques ! En plus je n'ai pas de copine, moi, dans l'équipe pour partager mon lit ! Eh suivez mon regard ! "

" Toi comme fouille - merde tu te poses là ! "

Répliqua hors d'elle l'anesthésiste.

" Attendez ! Vous jeter à la figure toutes vos histoires ça ne vous mènera pas loin ; si vous voulez mon avis, il faudrait hiérarchiser vos difficultés. Que tu baises dans la maison n'est pas une idée géniale, mais vous devriez d'abord vous demandez qu'est ce qui vous a démoli comme l'est votre équipe "

L'intervention de Michel amena une certaine sédation, elle lui procura à lui un réel plaisir et lui valut une certaine considération du groupe.

" C'est clair : c'est Pascal qui a foutu le bousin avec sa dépression, ça, c'est sûr ! "

Affirma Hector.

" C'est vite dit ! Et qui est - ce qui l'a aidé et qui est - ce qui l'a enfoncé ? "

Demanda l'infirmière.

La sage - femme réagit aussitôt :

" Voilà on va m'accuser : je ne pouvais pas le laisser opérer sans cet état ; il n'en était plus capable et je persiste à croire que j'ai bien fait ! "

" Voilà oui ! On en est revenu au point de départ : c'est la faute de personne ! "

Irma intervint :

" Vous deux, vous n'avez pas été mieux à vous replier sur votre petit ménage "

Les infirmières haussèrent les épaules

" Si tu crois qu'il est sensible à ces choses-là, tu es encore plus bornée que je le croyais ".

" Écoutez : je suis formelle : le problème est d'abordun problème médical : ce garçon est en pleine mélancolie qui nécessite un traitement et un isolement. Je propose, si mes collègues sont d 'accord, que nous l'emmenions à Champassak et l'on verra comment il réagira. Mais il est certain qu'ici ça n'est pas une solution et que vous courrez droit au pépin, au gros pépin et sans bénéfice pour personne! "

Le discours de Noëlle fut écouté dans un vrai silence qui persista un bon moment. Louise prit la parole d'une voix ferme pour dire qu'elle était d'accordet que sortir ce garçon de l'ambiance actuelle, sans préjuger des origines de sa maladie, était indispensable.

Et Michel conclut :

" Allez ! Va faire ta valise avec Robert : l'air de Champassak est excellent ! "


Le naturaliste belge monta avec Pascal rassembler ses affaires et, dans une ambiance apaisée les au revoir furent brefs et Michel coupa court aux ultimes tentatives d'explication :

" On vous donnera des nouvelles ! "

 


Une mission humanitaire comme les autres

Une annonce.
Chapitre II Louise.
Chapitre III Michel.
Chapitre IV Noëlle
Chapitre V René.
Chapitre VI À S.O.S. - Monde
Chapitre VII L'embauche
Chapitre VIII Le voyage
Chapitre IX Vientiane
Au Laos
Chapitre XI Jours d'attente
Chapitre XII Pakxe - L'installation
Chapitre XIII Premiers pas à Champassak
Chapitre XIV Le blessé
Chapitre XV Les voisins
Chapitre XVI Amours
Chapitre XVII Des bienfaits du Laos
Chapitre XVIII Noëlle et Pascal
Chapitre XIX Dernières Nouvelles
 


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