Une mission humanitaire comme les autres

Roman écrit par Dr Pierre BAILLY-SALIN

 

Chapitre XVI

Amours

De retour à la baraque, il fut facile d'installer une chambre pour le nouvel arrivant. Chacun était encore sous le coup de l'atmosphère empoisonnée de Vim Phu. L'homme de la FAO résuma bien et drôlement les choses :

" Il y a des gens qui ne sont pas faits pour vivre ensemble : c'est pareil chez tous les mammifères ! J'ai vu des lapins qui se détestaient et se battaient comme des sauvages de la même manière que mes compatriotes ! "

" Encore heureux qu'ils aient été tous Wallons ! "

Plaisanta Michel, s'attirant un regard réprobateur de Noëlle.

" Décidément je ne peux souffrir ce mec ; il ne peut se retenir de faire des mots sur tout et rien. Je préfère encore l'électricien dans son discours d'une monotonie impossible ! Et me voilà avec un mélancolique sur les bras ; il faut dire qu'il est beau gosse, un peu mièvre et les pleurnichards, je n'aime pas. Toute réflexion faite, je ne supporte pas plus les mecs ramenards ! Je me demande si mon caractère me permettra le mariage et si la conjugalité sera ma voie mais ça n'en prend pas le chemin "

Insensible à ce discours intérieur le gestionnaire enchaîna sur sa lancée :

" Alors, chère Amie, vous avez récupéré un client et un francophone de surcroît. Vous voilà comblée ! "

" Ah ! C'est fin et délicat.; C'est de vous tout craché ! Vous auriez - voulu que nous le laissions à son désespoir dans ce climat impossible ? "


" Je n'ai pas dit cela ; je pense au contraire que le laisser aux mains de ces harpies eut été de la non - assistance à personne en danger "

" Je vais voir si nous avons des anti - dépressifs dans la pharmacie "

Se hâta d'intervenir Louise qui ne supportait pas les disputes ; elle rapporta un anxiolytique banal et du Prozac. A cette nouvelle Michel ne retint son rire qu' à grand peine... du Prozac... comme dans le XVI ème arrondissement... pour les mémères à chien - chien !

L'humour, toujours l'humour, le coté comique des choses qui cache le tragique trop aisément perçu !. En fait la détresse du médecin belge l'avait profondément touché. La fragilité ! il en connaissait un rayon, lui qui savait à quel point il avait avantage à ne pas se trouver dans une position difficile qui le déstabilisait ; surtout ce qui touchait à l'affectif ; il avait eu de la chance que les autres - il pensait Noëlle - ne s'en soit pas mieux rendu compte et n'aient pas profité.

Il sortit prendre l'airet tomba sur le jeune garçon, Pham, qui les avait accueillis le jour déjà lointain - combien de jours au juste ? - de leur arrivée. Assis sur ses talons à la mode laotienne celui - ci se leva vivement et lui prit la main.

" Tu m'attendais ?

Demanda, surpris, Michel ;

" Pas parti ? "

Murmura Pham, c'était son prénom. Michel fut surpris de le voir utiliser quelques mots de Français.

" Non je ne suis pas parti ! Juste un petit voyage d'un jour ! Mais tu parles ! c'est très bien ! Comment as - tu fait? "

" Sissouk ! "


L'obscurité empêcha le Français de voir le visage de son vis-à-vis rougir de plaisir, mais il fut sensible à un frémissement du corps de celui - ci. D'un geste vif l'enfant saisi la main de Michel et la serra en se rapprochant de lui. Celui - ci ébouriffa les cheveux de Pham et ce dernier ronronna littéralement de plaisir, levant vers lui son visage dont il entrevit l'éclat.

Michel en resta estomaqué : ces choses-là n'arrivent qu'aux autres. Une quasi-déclaration d'amour, par gestes, d'un garçon à lui, Michel : ça n'est pas possible. Car c'était bien de cela qu'il s'agissait, le trouble de l'autre, son émotion, ses gestes ébauchés, le mouvement qu'il avait eu de tout son corps vers le sien et l'infinie délicatesse de ces manifestations dans l'obscurité profonde de la nuit tropicale ne pouvait tromper.

Le comportement de Pham, à ses pieds pendant les séances d'ordinateur, collé à lui et buvant ses gestes et ses paroles tout s'éclairait et laissait Michel certes abasourdi mais en proie lui aussi à un étrange émoi. Il fut obligé de s'avouer, doux aveu, que Pham ne le laissait pas indifférent et que depuis quelques jours il était sensible aux marques d'intérêt, voire d'affection que le jeune Laotien lui prodiguait avec une discrétion de moins en moins perceptible.

Il ne chercha pas à se le cacher ni à se le nier. Une grande douceur l'avait envahi et une grande joie, pure, osa -t - il se formuler, comme il n'en avait, de sa vie, éprouvée. Il embrassa le jeune homme sur les cheveux et celui - ci se colla avec fougue contre lui.

Du plan sentimental on passait brusquement aux sensations physiques. Et dans un premier temps Michel tenta de prendre une distance, mais la souplesse et la chaleur du corps qui l'enserrait, son audace aussi déclencha chez lui ce qu'il n'osait pas entrevoir. Une érection que Pham plaqua contre son ventre faisant preuve d'une expérience qui affola Michel et eut raison de ses dernières résistances ; lui aussi se plaqua contre le sexe petit mais dur du Laotien, les gestes dans l'obscurité tenant lieu de discours ou de serments. Michel prit conscience que quelques mètres les séparaient de la porte de la baraque et qu'ils étaient à la merci d'une sortie inopinée. Il desserra l'étreinte et murmura :

" Demain, demain, demain matin... tu viendras ? "

Et Pham se haussa sur la pointe des pieds et l'embrassa gauchement sur le coté de la bouche.. Inexpérience ou fait de l'ombre ? Michel le serra contre lui et le poussa doucement vers le village.

Il eut le bon réflexe de ne pas rentrer de suite dans la baraque : son trouble physique risquait d'être par trop visible, ce dont il s'assura d'un geste de main automatique. Il fit quelques pas dans un état indescriptible cherchant désespérément une excuse pour son absence ; il ne savait même plus pourquoi il était sorti et aucun prétexte ne lui venait à l'esprit. Par chance il heurta la poubelle, s'en saisit comme d'un écran, la tenant négligemment devant son ventre et rentra en soulignant lourdement

" Tiens, on avait oublié de la remettre à l'intérieur "

Heureusement pour lui le médecin belge était présent dans la pièce commune et d'une voix lasse finissait sa présentation. Le groupe était attentif, les visages tournés vers le nouveau pensionnaire et nul ne fit grande attention au retour de Michel et à ce qu'il annonçait. Il s'assit sans bruit et fit de son mieux pour suivre ou faire semblant les propos du chirurgien qui lui parvenaient d'une autre planète, encore rempli de l'émotion qu'il venait d'éprouver.

Pascal ne regardait personne ; il parlait en un flot lent et monotone de paroles, sans chercher ses mots, sans chercher à faire des effets, sans rien cacher :

" Il parle sous lui "

Pensa drôlement son compatriote.

Tout naturellement Noëlle avait insensiblement pris l'initiative d'être celle qui réagissait aux propos de son confrère : elle le faisait avec une délicatesse de touche qui força vite l'admiration de tous.


Elle n'eut pas de peine pour lui faire dire - sans insister - que son départ de Bruxelles était en fait - déjà - une manifestation d'un trouble antérieur.

" Depuis la fin de mes études, je flotte, dans tous les domaines, je n'ai pas de direction sûre et c'est nouveau pour moi. Et puis j'ai foiré pas mal de choses... trop de choses... "

Noëlle coupa doucement Pascal pour lui éviter de se dévoiler par trop et le groupe lui en fut reconnaissant, Louise tout spécialement qui appréciait la maîtrise relationnelle de l'entretien, une dimension qu'elle aimait voir pratiquer et pratiquer elle - même.

Mais, lancé, le Belge n'entendait pas être frustré de la parole et d'une écoute chaleureuse. Il fit de sa famille un portait réaliste, peu flatteur : un père rude et une mère trop complaisante, une sœur inattentive…

" Tu sais, on a tous nos parents ; ils sont ce qu'ils sont et non ce qu'on espère qu'ils soient. Passé vingt ans, ils ne sont pas faciles à gérer ! "

Fit remarquer Noëlle.

" On pense qu'ils nous emmerdent mais en fait ce sont eux qu'ils emmerdent "

Intervint René à la surprise générale et la vérité profonde de cette remarque frappa chacun.

" L'image que l'on a d'eux est plus forte que l'on ne l'imagine quand on a pensé s'être rendus indépendants à l'adolescence ".

Cette notation de Michel fut bien accueillie par Pascal et Louise lui fit un sourire aimable. Cette marque d'estime tombait bien pour Michel qui commençait à réfléchir aux conséquences de ce qui venait de lui arriver, cadeau du ciel et catastrophe réunis et aux conséquences que cela risquait, allait oui ! ne pas manquer d'avoir.

" Eh puis il y a eu le climat de l'équipe à Vim Phu ; je ne voudrai surtout pas avoir l'air d'accuser personne… "

" Tu sais ce qu'on en a vu nous à suffi à tous pour nous faire plus qu'une opinion… "

Un grondement général confirma la phrase de Noëlle.

" Personne n'aurait résisté à une telle atmosphère ça, tu peux nous en croire "

Déclara Michel avec une force de conviction qui surprit Noëlle

" En tout cas ici tu es tombé dans une bonne équipe et cela va être essentiel pour que tu t'en tires ; grand pendard de Bruxellois ! : et en plus je vais coucher ce soir dans ta chambre ou toi dans la mienne, on peut dire comme on veut, mais de toute façon rassures - toi : je pars demain matin : la gerboise n'attend pas ! "

Robert Van Denbruge donna ainsi le signal de la fin de la veillée et chacun rentra dans sa chambre.

René ne s'endormit pas immédiatement, comme d'habitude. Le spectacle donné par le chirurgien belge l'avait déstabilisé plus qu'il ne l'aurait cru. Un chirurgien : un homme réputé aux nerfs d'acierqui doit faire face aux pires surprises opératoires ; comment peut - il craquer à ce point. La notion même de dépression ne lui était pas familière et il se représentait mal ce que vivait et pouvait penser leur nouvel hôte.

Il estima que Noëlle s'était bien tirée de l'entretien qui avait manifestement libéré Pascal : elle ne doit pas valoir grand-chose comme docteur mais elle sait écouter les malades déprimés. C'est marrant qu'elle ne puisse pas encadrer Michel : il n'est pas si déplaisant que cela ; elle ne lui passe rien ; elle est toujours en compète !


C'est vrai que Louise est parfaite ; elle a un caractère en or et elle sait mettre de l'huile au bon moment. Et physiquement elle est gentille, sans faire de tralalas. Je crois qu'elle m'a à la bonne et je ne pense pas qu'elle ait laissé quelqu'un dans son bled. Je devrais lui faire un peu de gringue, mais pédale douce ; c'est plus facile à dire qu'à faire et savoir comment elle le prendra ? Au fond, je suis sûr que Michel et Noëlle s'en foutent ; on est majeurs et vaccinés. Merde ! On n'a rien sans rien ! C'est à moi de montrer mes sentiments, elle n'a pas à faire sa déclaration, elle, c'est la fille ! Allez l'occasion fera le larron : je trouverais bien l'ouverture !

Et il s'endormit sur cette heureuse perspective.

Louise décida de ne pas faire sa lessive : la journée avait été trop fertile en aventures. L'infirmière ne se rappelait pas avoir vu un cas de dépression aussi accusé que celui de ce pauvre Pascal, mais il est vrai, pensa - t elle, qu'elle n'avait pas travaillé en psy. Par contre elle avait une bonne expérience du travail d'équipeet là, elle n'avait jamais vu une atmosphère aussi délétère qu'à Vim Phu.

Les deux filles étaient de parfaites salopes dans leur genre : les lesbiennes, pensa - t -elle, sont souvent comme cela, refermées sur leur couple et sans complaisance pour les autres. Quant à Irma, elle devait être championne pour démolir quelqu'un et semer puis arroser la zizanie.

Au fond, nous, à Champassak, on est plutôt vernis. Certes les deux patrons ne s'entendent guère, mais ça reste tolérable, au niveau des piques. Comme médecin, Noëlle n'est pas un aigle, mais elle le sait ; c'est plus de la prestance et elle n'est pas ramenarde. Cela serait plus agréable si elle était plus aimable et plus confiante. Enfin j'ai vu pire !

Moi, je ne trouve pas Michel désagréable ; il est souvent attaqué par Noëlle qui ne lui passe rien et il ne riposte qu'en dernière analyse. Il a certes la dent un peu dure et ses plaisanteries peuvent parfois faire mal. Mais je ne le crois pas vache intrinsèquement. C'est plus une réaction, comme une défense ; il ne laisse pas transparaître grand chose de lui. Et il est gentil avec les jeunes du village...

Et puis il y a René ; c'est vraiment un brave garçon, au caractère égal, allez, je dois me le dire : il est idéal. J'ai l'air fin de penser cela comme cela : une vraie gourde du Pas-de-Calais, pour lui un Parisien. Mais je ne crois pas qu'il ait une petite amie à Paris ; cela se sentirait depuis le temps et il n'a jamais fait d'allusion. C'est vrai qu'il est délicat sous ses aspects patauds. Je ne pense pas avoir fait d'impair avec lui : ni trop ni trop peu ; il faut que je me montre plus avenante, quand même ! C'est difficile de se déclarer et plus le temps passe plus ce sera difficile ! Se déclarer ! qu'est ce que je suis godiche dans ces domaines ... dans d'autresaussi ! Mais là ! Quand je pense à ma sœur !

Ma pauvre Noëlle, si on m'avait dit que je ferais de la psychiatrie au Laos, j'aurai bien rigolé et je suis servie ; en plus la psychopharmacologie c'n'est pas mon fort. Avec le Prozac, je ne risque rien, mais va savoir si cela sera efficace ? Faudra que je fasse la valise aux médics : Louise est gentille, mais elle ne va pas au fond des choses. Moi aussi d'ailleurs, je n'ai pas à lui faire la leçon sur ce point.

Le prof disait que les maniaco - dépressifs c 'étaient plutôt des petits gros, type Villeret et les schizos des grands maigres, type je ne sais plus qui. Ah ! oui il y a le danger du virage, de la mélancolie à la manie. On n'en est pas là.

Lui c'est un longiligne, beau type, distingué, élégant même dans sa débine, probablement trop doux, trop fragile. Le genre un peu passif, dépendant, sans savoir se battre. Comment il a fait pour choisir chirurgie, on peut se le demander : ça ne colle pas avec son personnage. L'erreur d'aiguillage doit à voir avec son départ au Laos ; un peu comme moi : un constat d'échec ! Mon problème à moi c'est ça, c'est l'aiguillage : je m'embarque dans la mauvaise voie et après je suis condamnée à ramer... un peu comme lui !

Au total on n'a pas une mauvaise équipe ici ; on ne casse pas les briques, mais jusqu'à présent, on a tenu et ce n'est déjà pas mal quand on voit l'état des malheureux Belges. Les deux gouines étaient terrifics ; pour se les faire toute la journée dans un milieu aussi fermé c'est coton. Pour ça Louise est parfaite ; ça n'est pas super - nana mais c'est du solide et sans un atome de méchanceté.

C'est comme l'électricien : c'est le brave type, type: ils feraient bien la paire et je me demande s'ils sauront se décider et comment ça se jouera. Elle a quand même vingt-cinq ans, du moins je crois. Elle ne doit pas avoir une grosse expérience : ça se sent ; je ne pense pas qu'elle ait beaucoup souffert et à rester sur son banc sans s'engager dans des plans pas possibles elle se protège bien. J'aurai dû l'imiter un peu plus ; je n'étais pas faite pour courater... ça se paye et j'ai donné ! ...

On doit les inhiber Michel et moi ; moi en image maternelle ! je rêve !

Je suis peut - être un peu dure avec Michel ; au fond, il n'est pas méchant zig et, avec son ordinateur et ses gosses, il nous fout la paix, même s'il est parfois chiant sur des détails, mais modérément ! son humour est vachard mais pas en profondeur

Il faut que je me surveille car je vais virer mégère si ça continue...

P D. ! Je suis PD ! Comment en suis - je là ? et après : J'ai été envahi - ça fait cul - cul - d'un bonheur fantastique ! Pham est un être si gentil, si parfait. Et sensuel. Il a tout, le physique et le moral : c'est affolant ! N'avais - je rien vu ? Honnêtement j'avais bien remarqué qu'il était toujours à mes basques mais je pensais que c'était pour l'ordinateur. l'ordinateur ! tu parles !

Ma vie peut - elle basculer comme cela, en un instant, dans ce village perdu ? Et comment pourrai - je vivre avec cet adolescent ! Est - ce possible en Europe ?. Notre relation peut - elle exister en dehors du contexte si particulier du Laos, de son climat, de son mode de vie ?

Je n'ai jamais éprouvé une émotion aussi vive physiquement et affectivement en nous serrantl' un contre l'autre,tout à l' heure. Comment s'appelait - elle ? Nicole ou Monique ? Monique : elle avait eu un geste brusque pour se saisir de mon sexe, sous l'arbre de la place, brusque et habile. Cela m'avait frappé et plu ; je n'avais qu'à me laisser faire ! Je ne sais même plus si je l'ai pelotée et si je lui ai mis la main au panier ! C'était il y a..., je ne sais plus... sept ou huit ans ; sept ans déjà ! Un siècle et d'un passé qui n'est plus mien....

Là c'était d'une telle qualité, d'une telle sensualité et dans un mouvement commun ! moi qui me croyais plutôt frigide ! je me blaguais la - dessus, je m'inquiétais ! oui ! C'était donc cela : l'attente de l'amour et de l'amour d'un adolescent !Le plus bel âge de la vie ... celui qui est après lequel on court puis auquel on rêve toute sa vie !

Me voilà beau ! et les parents... quelle histoire ! mais quel amour !

 


Chapitre XVII

Des bienfaits du Laos

Le lendemain matin, le groupe, renforcé de Pascal, traversa la pelouse et vient prendre le petit-déjeuner et Michel se félicita de sa présence : cet élément nouveau troublait les relations organisées et cela sevrait à masquer son trouble.

Derrière la rangée des habitués qui, debout, les contemplaient, comme tous les matins, prendre la collation que leur servait rituellement " la cantine" , il avait aperçu Pham : il lui fit un geste rapide d'amitié qui échappa à tous, occupés à prendre place et qui déclencha une vive rougeur sur le visage bronzé du jeune homme. Mon Dieu ! comme il va nous falloir nous méfier ! pensa Michel !

Noëlle et Louise notèrent ensemble mais sans s'en rendre compte mutuellement que leur hôte Belge avait eu un très léger mouvement de recul devant la pauvreté des couverts et des écuelles puis qu'il avait balayé, mine de rien, la table et ses saletés coutumières. Noëlle sentit bien qu'il eut préféré nettoyer plus complètement le lieu de son repas mais qu'il n'avait pas osé.

Elle remarqua que Louise avait sa robe pervenche - seule réussite valable de sa garde - robe - et elle se demanda si la jeune nordiste avait eu conscience du mouvement qui l'avait conduit, un lundi matin, à cette fantaisie vestimentaire. Du même coup d'œilelle s'assura que ce bon benêt de René n'avait rien aperçu et fut plus surprise de constater que Michel lui non plus ne semblait avoir réagi !

" Il baisse car il ne l'aurait pas raté, il y a peu "


À ce moment, elle sentit sur ses cuisses les regards de certains des bras cassés qui assuraient la galerie de leur petit repas "royal " comme le disait rituellement Michel.

" Mais moi aussi j'ai mis mon ensemble kaki qui s'ouvre devant ; il avait déjà fait des siennes au Ministère !... un homme est là et toutes les femelles s'habillent et se parent ; même à Champassak ! "

Sourit - elle intérieurement. Pascal dû prendre pour lui ce sourire, car il lui fit un gracieux signe de tête :

" C'est charmant et sympathique ce petit-déjeuner matinal au café : on pourrait se croire sur la Grand' Place à Bruxelles "

Or dans le même temps René, (effet des pensées vespérales de la veille ?), s'éclaircit la voix et glissa à sa voisine :

" Elle est bien belle la couleur de ta robe ; ça va bien avec la lumière du matin "

Et une teinte rouge pivoine sur les joues de Louise éclipsa toutes les couleurs pastel des matins laotiens.

Là encore Noëlle coula un regard vers Michel pour partager avec lui la saveur de la situation et le nouveau des développements amoureux. Or Michel ne semblait n'avoir rien entrevu, lui, à qui rien, d'habitude n' échappait de ces menus faits dont il savait faire son miel.

Noëlle fut surprise de l'aspect juvénile, délavé et doux du visage dudit Michel : elle ne lui avait jamais connu un aspect aussi lisse et détendu. Elle suivit son regard et vit le sourire en miroir du jeune garçon qui avait été leur premier commensal à Champassak ; elle en resta figée et n'eut même pas la tentation d'en sourire ! Ainsi c'était un jeune - et fort beau - Laotien qui aurait conquis le cœur du parisien moqueur !


Il s'en passait des choses ce matin à Champassak ! et ça n'était pas fini. De retour à la baraque, Louise prit prétexte d'un colis de médicaments à porter au fin fonds du pays pour réquisitionner René comme porte - faix et ils partirent tous deux cote à cote : une aura de bonheur semblait les environner, comme se le dit Noëlle avec un zeste d'amertume.

Elle navigua à droite et à gauche dans la baraque, inoccupée comme souvent et par sa fenêtre constata qu'il n'y avait pas séance d'ordinateur ce matin : l'arbre de la science informatique restait désert.

Par contre deux cyclistes, Michel et le jeune Pham allaient de concert, à la paisible allure laotienne, sur la route principale en direction de la campagne.

" Eh ! ben dit donc... ça marche ! "

Pensa - t elle in petto et elle se retourna pour voir la francophone des deux aides - ménagère qui sortait de la chambre du chirurgien belge ;

" Il ne faut pas déranger : le docteur se repose..."

Fit - elle la mine sévère.

" Non ne la grondez pas : nous venons de découvrir qu'elle a été éduquée par des Sœurs belges... l'accent aurait dû vous alerter, Chère Consœur !."

Noëlle l'invita à venir dehors sous l'arbre de la connaissance, déserté pour cause de romance et elle y transporta deux chaises et deux caisses. Ils s'installèrent de concert et restèrent un moment sans rien dire. Noëlle récupérait des nouveautés qui affectaient le groupe ce matin

" C'est la Paix ici, même si le cadre n'est pas sensationnel ni picturalement beau, il fait bon, on se sent bien en harmonie avec le monde et c'est beau. Comment vous dire combien je vous suis reconnaissant de m'avoir pris avec vous "


"Le fait que vous alliez déjà mieux est la meilleure récompense ; même si je dois admettre que mes médicaments doivent être pour bien peu de choses dans cette évolution ! Cela signe la nature réactionnelle de vos troubles, ne croyez - vous pas ? "

" Il faut dire que l'atmosphère là - bas était épouvantable ; vous ne pouvez pas savoir à quel point de bassesse un groupe qui se décompose peut descendre ! Je ne dis pas cela pour m'excuser "

" Oh ! si je peux très bien imaginer et je n'ai guère d'illusions sur la nature humaine ! "

" Et ma dépression n'est pas à mon avantage, mais tout a joué contre moi ; la déception que j'éprouvais sur le plan professionnel ; le gâchis supplémentaire dans ma vie "

" C'est bien un peu ce que je ressentais de mon côté "

Ils restèrent un bon moment silencieux. Noëlle se dit qu'il était rare qu'on puisse ainsi rester sans se parler et ne pas se sentir gêné. Au loin sur la route c'était, entrecoupé de longues pauses, l' habituel cortège de quelques vélos surchargés, de femmes une cuvette sur la tête traînant derrière leurs pas nonchalants une ribambelle de moutards demis - nus, enfin un troupeau de buffles traversa la pelouse y déposant les habituelles marques de son passage.

Les deux Européens suivaient d'un œil bienveillant plus que las, les allées et venues du théâtre des ombres de Champassak le long de la rue principale. Ils n'éprouvaient pas le désir ou le besoin de commenter ce qui allait de soi et qui faisait la trame de la vie de ce village. Ils se laissaient lentement imbiber par l' atmosphère ambiante.

" Quelle douceur de vivre, quelle quiétude ; peut - on trouver un lieu plus loin de la civilisation et de ses tracas ? "

Remarqua Pascal.

" Le Laotien écoute pousser le riz " Le premier qui me raconte ce proverbe stupide qui est censé illustrer la pseudo paresse laotienne et qu'on vous sert ici à tout bout de champ, je l'étrangle ! Quand on pense que c'est cette idiotie qui tient lieu de sésame à nombre d'Occidentaux pour pénétrer les mentalités des habitants de ce petit paradis ! . Je me demandais depuis combien d'année, je n'avais pas passé un moment aussi détendu ! Que suis - je venue chercher ici, consciemment et inconsciemment, dans ce pays et dans cette mission, je vous dois la vérité : je suis incapable de le dire ! c'est quand même un comble. ! "

" À qui le dites - vous ! : c'est très précisément mon problème. Je n'avais aucune envie de me lancer dans la chirurgie en ville comme on dit en Belgique ; je me sentais trop jeune, et je n'avais pas su faire mon trou dans la jungle des hôpitaux, pas plus hospitalière à Bruxelles qu'à Paris. J'étais en panne sèche, talonné par mes parents qui ne me comprenaient pas du tout : ils voulaient rentabiliser leur investissement sur moi et en prime je les décevais. J'ai pensé que la mission au Laos me donnerait une expérience à bon compte... quelle erreur ! "

Ils étaientl' un et l'autre surpris de se retrouver sur la même longueur d'onde avec un si parfait naturel et en si peu de temps. Ils restèrent silencieux un moment laissant traîner leur regard sur le paysage rural et exotique qui les entourait. La matinée était calme et la paix du paysage si manifeste qu'ils dirent presque ensemble

" C'est cela que l'on cherchait ! "

" Sans le savoir "

Précisa Noëlle en riant de la simultanéité de leur réponse et elle fut heureuse du soupir de détente que poussa Pascal. Le regard de ce dernier glissa sans insister sur la naissance des cuisses que dévoilait - légèrement - la fermeture de cette satanée jupe kaki. Noëlle, pourtant très sourcilleuse sur ces manifestations d'intérêt, y prit à peine garde, tant le naturel de la situation excluait toute intention érotique.


Ils restèrent sans bouger, l'un pensant au calme qu'il éprouvait et qu'il ne connaissait plus depuis si longtemps, l'autre surprise de la façon détendue dont elle acceptait cette proximité d'un homme sans que cela déclenchât les mouvements agressifs qu'elle connaissait si bien chez elle dans de telles circonstances.

Leur tête-à-tête fut interrompu par le retour de Louise et de René. Il ne fallait pas être un grand psychologue pour voir que quelque chose s'était passé sur le plan des relations de ces deux - là ! . Ils rayonnaient tous les deux à l'unisson et ne cessaient de s'envoyer des regards appuyés qui se voulaient furtifs.

Noëlle fut d'emblée certaine que l'un ou l'autre, ou les deux, avaient - enfin ! - prit une initiative sur le plan amoureux : c'est curieux, il y a deux jours j'aurais été dévorée d'une jalousie idiote et j'aurais très mal supporté ce bonheur ainsi étalé; et là j'en suis contente, pour eux, pour tous : qu'est ce qu'il m'arrive, pensa - t - elle.

Michel et Pham déposèrent alors leurs vélos le long de la baraque : Noëlle leur jeta un regard aigu : c'était moins évident, mais ils dégageaient aussi un halo de bonheur discret qu'elle détecta. Ça n'est pas possible : pas deux fois dans la même matinée ! .

Elle fut la première surprise de s'entendre dire :

" Pham tu n'as qu'à rester déjeuner avec nous ; je vais dire qu'on rajoute une caisse à la table de midi. "

Et elle se leva pour rentrer donner les ordres aux femmes de service.

Michel avait dans un premier temps pâli, puis il prit conscience que le ton de la femme médecin était détendu, pacifique, plus même, amical et la délicatesse du geste le toucha profondément.

" C'est un cadeau de Pham que cette gentillesse de Noëlle ! personne ne peut échapper à son charme ! "

pensa - t - il s'en rien dire de plus, encore sous le coup des émotions de la matinée.

Le repas de midi avait ses traditions : il se prenait à l'ombre douce du gros bougainvillier et la Laotienne francophone se chargeait du service : elle compta et recompta son monde : pas de doute, ils étaient six à table, et sa mimique exprima la surprise. Cela fit rire tout le monde et, à ce moment précis ils furent plusieurs à remarquer, par de vers eux, qu'ils étaient trois couples, ce qu'authentifiait la disposition des caisses - sièges.

Louise avait peine à détacher ses yeux de ceux de René : elle tentait de résister, mais y revenait sans coup férir, déclenchant une nouvelle rougeur sur le visage de celui - ci.

Michel et Pham étaient plus discrets : le second surveillait la curieuse façon de manger des Européens et tentait de les imiter de son mieux. Le premier était encore sous le coup de l'invitation de Noëlle et il tentait d'en découvrir les motifs. L'atmosphère était tellement détendue qu'il élimina vite toute intention agressive et il se laissa aller au plaisir de l'instant, la lumière douce du bougainvillier cher à son cœur y invitait.

Pascal était là, détendu sur sa chaise et souriait à tous avec une émotion non feinte.

" Mes amis ! vous ne pouvez savoir combien je vous suis reconnaissant de m'avoir accueilli ; je me sens déjà tellement mieux que j'en viens à douter de ce qui s'est passé : je me demande si je n'étais pas qu'un vil simulateur qui voulait changer de crémerie. Laissez - moi vous dire combien j'apprécie la qualité de l'ambiance qui règne chez vous... c'est extra, extra..."

Et sa voix dérapa dans un mini sanglot, vite et bien réprimé.

" Tu as bien fait de te reprendre car j'allais doubler les doses des médicaments ! "


Dit en riant Noëlle qui se comportait en vraie maîtresse de maison ; emportée par l'élan et pour faire oublier le trouble de Pascal, elle s'entendit dire :

" Chère Louise, sert donc René : le pauvre n'a plus rien dans son assiette ! "

Épouvantée de l'impair qu'elle venait de commettre, au vu de ce qu'elle avait noté à leur retour, elle était en train de s'injurier in peto, quand René, ayant consulté d'un regard l'infirmière, s'éclaircit la voix pour dire d'une voix mal posée :

" Eh bien tu nous donnes là l'occasion de vous annoncer que Louise et moi nous avons décidé de nous marier... et que vous serez tous de la noce ! "

Un grand brouhaha s'ensuivit. Noëlle se précipita sur Louise pour être la première à l'embrasser sur les deux joues : c'était leur premier baiser, nota Louise qui avait, elle, le " poutou " facile, pendant que Michel serrait contre sa poitrine René, couleur écrevisse garantie :

" Une idée de génie, tu as eu une idée de génie ! tu ne peux mieux tomber et j'en suis heureux pour vous deux, tu ne peux savoir... ! "

Pham était silencieux devant ces bruyantes effusions, cherchant à comprendre s'il avait bien compris et soudain Michel eut une impulsion : c'est le moment où jamais de dévoiler notre histoire, pensa - t - il : cela passera mieux :

" Bon, puisque c'est un jour décidément pas comme les autres, autant en profiter ! : Pham et moi nous avons aussi quelque chose à vous annoncer et j'espère que vous ne le prendrez pas mal : nous nous aimons et fort sérieusement, je vous assure. Ailleurs je n'aurai pas osé vous en faire part, mais ici, dans ce contexte, je l'ose et met notre bonheur entre vos mains... "

Noëlle pensa : il ne faut pas qu'il y ait un silence, il ne faut pas... Ne pas le laisser seul devant son dévoilement !


" Je te comprends, Cher Michel. Ce pays est celui du naturel, celui de la vérité et celui de la liberté ; Laisse moi te dire que j'admire ton courage..."

Pascal avait réagi le premiermais Noëlle le coupa vite :

" Et pour ta sincérité ; tu nous fait un beau cadeau en nous croyant dignes de cette confiance : moi je ne te la marchanderai pas, sois en assuré ! "

" Nous on est avec toi, avec vous ! : quand on aime, on a tous les droits ! pas vrai ma Louise "

" Je suis complètement d'accord ; tu n'as pas choisi la voie la plus facile mais c'est ta voie et tu dois la suivre ; on sera là pour t'épauler et Pham est si gentil ! "

Michel les écoutait les larmes aux yeux et cette attitude toucha le groupe. Où était le fringant administrateur, sûr de lui, moqueur et persifleur !


Chapitre XVIII

Noëlle et Pascal

Dire que le réveil fut matinal le lendemain matin serait faux. Les lames de métal des sommiers avaient grincé tard dans la nuit chaude. Oh ! pas pour des raisons ayant des rapports directs avec Éros... pas encore ! ; mais parce que les participants de la soirée fertile en événements de la veille avaient de quoi être énervés et avoir un sommeil troublé.

Le premier sorti, René en l'occurrence, tomba sur Sissouk qui attendait assis sur ses talons à la mode Laotienne en compagnie d'un inconnu.

" On voudrait voir la Dame Docteur "

" Elle dort, mais revenez dans une heure et je lui ferai la commission. Ce n'est pas urgent ? "

Le hochement de tête de Sissouk valait tous les discours. René savait qu'une heure n'est rien à l'aune du temps laotien et l'on pouvait leur faire confiance pour attendre sans s'ennuyer le moins du monde : "moment " !

Il en profita pour goûter tranquillement le retour en arrière de cette journée mémorable pour Louise et lui. Il avait été habile, malin eut paru trop fort ; il rit d'aise en repensant à son compliment sur la couleur de la robe de Louise : cela lui était venu naturellement à l'esprit et il n'en revenait pas de son à-propos. Tout est parti de là, songea - t - il en s'étirant.

Un bras vint s'enrouler autour de sa taille :

" À quoi pense - tu, mon René chéri ? "


" Au compliment que j'ai eu la bonne idée de te faire au café du matin : tout est parti de là ! "

" Mais qui a eu l'idée de demander à Don Juan de l'aide pour porter un colis qui ne pesait pas trois cent grammes ? Ce qui nous a permis d'être seuls dans le petit bois après la rizière, tu en es bien d'accord ! Non ! "

" On s'y est mis à deux, tu as raison et deux on le sera toujours je te le jure ! "

Laissant leur regard errer sur le paysage familier, ils repérèrent sous le bougainvillier Pham qui, lui aussi, sur ses talons attendait patiemment que la baraque s'éveille. Ils lui firent un signe amical et l'invitèrent à les rejoindre.

" On va aller prendre le casse - croûte ensemble ; tu n'as qu'à attendre ici que tout le monde soit prêt "

Dit René en lui serrant la main ; Michel sortit sur ces entrefaites et pressa discrètement le jeune Laotien sur sa poitrine. Ne manquaient que Noëlle et Pascal.

Ils rejoignirent au café ; René se rappela Sissouk et son client et fit part de leur présence. Noëlle jeta un coup d'œil et remarqua le chiffon qui entourait la main de l'homme qui accompagnait l'ex - tirailleur :

" Mais ce doit être notre opéré ! J'ai hâte de voir le résultat éloigné de notre travail "

Le blessé installé sur le lit d'examen, Noëlle tint à défaire elle - même ce qui servait de pansement : toute la troupe était là qui regardait intensément. Le premier mouvement de l'opératrice fut de recul : les deux doigts manquant déséquilibraient la vision que l'on a habituellement d'une main et les moignons étaient violacés et bien vilains, trouva l'opératrice. Elle regarda Pascal pour quêter son avis.


" Mon Dieu, cela n'a pas mauvaise allure. Fermes le pouce, avances les deux doigts ; il y a mieux qu'une pince. On ne sent pas les bouts osseux et ils ne sont pas menaçants ; tu as fait un bon capitonnage qui devrait tenir. "

Avec des gestes précis et doux, le chirurgien belge fit un examen très approfondi dont la rigueur impressionna tout le monde, même profane. Il palpait délicatement les doigts au niveau des coutures, surveillant de l'œil les réactions du patient. La motilité des bouts de doigts était assez bonne, leur permettant de s'opposer au pouce. Leur sensibilité n'était pas parfaite, mais l'homme sentait le contact et y réagissait.

" Il ne faut pas se laisser impressionner par la couleur violacée ; les troubles trophiques et vaso - moteurs sont normaux à ce stade ; ils disparaîtront assez vite ; tes sutures sont parfaites, fines : un travail de plasticien et je ne pense pas qu'il y ait des problèmes car tes raquettes sont épaisses. Non ! sans blague ! tu as fait un travail remarquable : du vrai travail de pro ! félicitations, Chère consœur ! D'autant que tu ne devais pas avoir un équipement spécialisé ! "

René avait réagi au mot raquette et fait un clin d'œil en direction de Louise ; C'était elle qui avait lancé l'idée et il eut été déçu si Noëlle n'avait pas enchaîné :

" Les raquettes, c'est une suggestion de Louise et c'est René qui a ruginé les bouts de phalanges... "

" Vous aviez une rugine ? "

Questionna, surpris, Pascal ;

" Non ! mais la trousse d'un bon électricien a des ressources insoupçonnées ! pas vrai ! "

Rappela Michel en assénant joyeusement une grande claque dans le dos de René.


Noëlle se sentait heureuse, avec une nette pointe de fierté et que ce soit un chirurgien - fut - il Belge ou parce que Belge, bonne question ! - qui authentifie la qualité de son travail participait nettement de son euphorie. D'elle - même elle aurait trouvé assez vilain l'aspect des moignons et ce qu'en avait dit Pascal l'avait rassurée.

La consultation finie le blessé sortit délicatement d'un vague carnier... une gerboise, déclenchant un rire homérique des assistants. Surpris, Sissouk le mit au parfum et Noëlle lui serra chaleureusement la main... gauche !.

Personne n'avait bien envie de travailler ce jour-là ; le repas de midi expédié, on vit partir Michel et Pham sur leurs vélos, puis Louise se trouva une visite urgente à faire et René avait justement un travail en cours dans ce secteur et ils disparurent à leur tour.

Noëlle et Pascal investirent le bougainvillier, s'y installèrent et devisèrent paresseusementde choses et d'autres, sans grand fil conducteur, tout le temps que dura la grande chaleur.

Il y avait longtemps que Noëlle n'avait pas parlé d'elle avec tant de liberté. Tout y passait : les études bien sûr mais aussi les difficultés à s'insérer dans une vie professionnelle comme les vieux désirs et rêves d'enfance. Pascal savait écouter et il le faisait bien mais Noëlle n'avait pas oublié qu'il avait lui - aussi besoin de s'exprimer et de se délivrer de ses démons.

Ils se repassaient donc la main sans effort ni frustration et ces évocations en duo alterné leur ouvraient à la fois des vues similaires de leur parcours et des préoccupations identiques pour leurs avenirs.

" Je n'ai pas souvenir d'avoir été si bien dans une conversation et d'être aussi détendue "

pensa - t - elle pour entendre son vis-à-vis émettre avec un ton étonné la même idée presque dans les mêmes termes.


" Je vais vous proposer - excuses - moi - je vais te proposer de visiter un des lieux qui, ici, m'est le plus cher. C'est un temple bouddhique où je rencontre un vieux bonze assez étonnant ; nous ne nous parlons pas, mais je sors de ces contacts étonnamment rassérénée ; j'aimerais te faire partager cette expérience "

Ils partirent dans l'air encore brûlant vers l'oasis de verdure qu' était le wat. Les bonzes veillaient - avec une lenteur savamment calculée - à la propreté méticuleuse de leur enclos comme à l'entretien des arbres et des plantes. C'était bien le seul endroit de Champassak dont on pouvait dire qu'il était d'une netteté certaine et que la main de l'homme avait ajouté quelque chose à la beauté du cadre. Noëlle aimait à penser que c'était le fruit des efforts de son vieux commensal laotien.

Celui - ci leur fit grand accueil ; Noëlle présenta Pascal puis expliqua par un jeu de mimiques adaptées que son compagnon avait été fatigué. Le bonze fit un geste pour témoigner qu'il avait compris et les guida alors dans une partie isolée du wat vers une salle à demi obscure de dimensions réduites que Noëlle ne connaissait pas. Il fallut, comme toujours se déchausser, mais les deux Européens en avaient l'habitude : des effluves de senteurs douces et entêtantes flottaient dans la pièce ; l'odeur n'était pas entêtante mais assez pénétrante cependant.

Leur hôte les incita par gestes à s'asseoir et à respirer très profondément. Ils obéirent et un étrange bien - être les envahit en même temps qu'une douce chaleur. Le bonze déroula des rideaux en fibres végétales et une agréable pénombre envahit la pièce ; il dénoua en partie le morceau de toile safran dans laquelle il était drapé, se dénuda le buste et les incita du regard à l'imiter ; il se massa délicatement les bras puis la poitrine et sa peau brune luisait faiblement.

Pascal fut le premier à l'imiter en ôtant sa chemise kaki : lui aussi était légèrement en sueur : leur hôte l'approuva du regard et lui conseilla par gestes de s étendre de tout son long et de se masser. Puis il se leva et fit signe à Noëlle de les imiter et, après un sourire très doux, il sortit en glissant silencieusement sur le teck ciré.

La Française attendit un instant puis ôta son chemiser et hésita sur le soutien - gorge ; un soupir de bien - être de Pascal la décida. Deviendrais - je prude, la chasteté ne me réussit pas, pensa - t elle en commençant à se masser elle - aussi les épaules puis la poitrine. Un bien - être, étrange en vérité, les envahissait de plus en plus ; Pascal se laissa tomber en arrière et s'étendit de tout son long en gémissant doucement.

Noëlle l'imita et, sans plus de pudeur, écarta les jambes comme pour faire pénétrer les effluves au plus intime d'elle - même ; sa volonté était comme annihilée et elle en était à la fois consciente et indifférente.

Leur bonze revint silencieusement pour remettre des herbes ou des brindilles sur une cassolette qu'ils n' avaient pas distinguée dans demi-obscurité et il s'éclipsa de nouveau.

Une euphorie commença à envahir les deux Européens ; tout leur semblait admirable ou agréable ;

" Je baigne dans la sympathie universelle "

Murmura Pascal qui avait les yeux clos et un sourire très doux flottait sur son visage.

" Je suis comme une reine sans devoirs et sans charges "

Pensa Noëlle avant de sombrer dans une béate apathie.

Combien, de temps restèrent - ils en cet état ? ; il leur fut difficile de le préciser après - coup. Ce fut un autre bonze, assez jeune, qui vint éteindre le petit brasero et ouvrir les persiennes :

" Pas trop longtemps pour la première fois ! "

Se contenta - il de murmurer.


Noëlle prit conscience sans honte aucune de la nudité de sa poitrine et de l'aspect équivoque de son attitude sur le sol du wat.

" Il a rajeuni de dix ans : on dirait un adolescent "

Se dit Noëlle après s'être rhabillée, en regardant son compagnon.

Ils revinrent silencieux à la baraque et ce n'est qu'avant d'y arriver que Pascal l'adressa à elle pour lui dire à quel point il se sentait dans un état d'élation totalement inconnu de lui. Elle fut incapable d'un réponse cohérente, du moins il lui sembla ; elle se sentait dans un monde de sentiments et de sensations douces et étranges dont elle ne tenait pas à sortir.

Pourtant ils étaient arrivés derrière la baraque et ils s'assirent sous le bougainvillier, la main dans la main, non tant pour se ménager un moment de reprise en main que pour, spontanément, prolonger cet instant magique.

Ce fut Louise qui les repéra de sa fenêtre et qui, surprise par leur immobilité, sortit pour venir vers eux s'assurer de leur état. Ils se levèrent sans difficulté et la suivirent sans mot dire : leurs corps semblait ne plus compter et leurs mouvements leur semblaient des gestes de danse la plus gracieuse : ils souriaient béatement .

Impressionnée, Louise les poussa doucement vers l'entrée de la baraque et alla chercher du renfort. Michel sortit et fut le premier à comprendre.

" Vous avez été au wat et vous avez pris quelque chose ? "

" Nous avons eu une fumigation "

Répondit doucement d'une voix lavée Pascal

" Une fumigation : c'est exactement cela ; mais une fumigation merveilleuse ; je suis comme neuve, toute neuve ! "


" Moi aussi "

Louise n'éprouvait aucune crainte : elle qui avait si peur des toxicos, elle prit la main de Noëlle pour la conduire à sa chambre ; elle l'aida à entrer et voulu la faire s'étendre.

" C'est inutile ; je suis bien et cela passe doucement comme dans un rêve "

Et elle mit sa tête, avec un grand abandon, sur l'épaule de la jeune infirmière. Celle - ci en resta interdite et n'osa refuser ce contact intime. De la part de Noëlle, c'est vraiment surprenant, se contenta - t - elle de penser, incapable d'aller plus loin dans l'analyse de ce qui se passait.

Michel, plus perspicace, avait pris en charge Pascal ; ce dernier lui raconta leur aventure au wat avec suffisamment de lucidité pour que son interlocuteur le comprenne et saisisse ce qui s'était passé.

Gauthier à Vientiane lui avait parlé de ces herbes que l'on brûle comme l'encens et qui soignent en transformant l'esprit de l'individu ; son rationalisme l'avait empêché d'aller plus avant dans l'investigation de ces questions, mais il en avait gardé le souvenir.

Quel merveilleux pays où tout se passe naturellement, sans conflits comme sans appas du gain, sans interdits et avec des ouvertures inouïes : ce pays sera le mien, se jura - t - il intérieurement.

Ce soir - là, seul René demanda vigoureusement à aller dîner à" la cantine " . À sa grande surprise aucun des autres, à part Louise, bien entendu, ne manifesta le désir de l'accompagner :

" Alors on ne mange pas ce soir ! "

" Homme de peu de foi : l'homme ne vit pas que de pain, mais de ce que l'esprit, quand il souffle, lui offre de surcroît !"

Fut la réponse qu'il obtint de Michel et cela finit par l'achever. Il partit avec Louise pour se restaurer et essayer de comprendre à quoi l'on jouait, pas mécontents au demeurant de se retrouver seuls.

Noëlle sortit de sa chambre encore sous le coup de ce qui lui était arrivé dans cette salle du wat.

" Une impression merveilleuse, très loin de ce que l'on peut ressentir avec de la marihuana. C'est tout le corps qui participe... je ne peux te dire "

Tenta - t -elle d'expliquer à Michel qui ne la questionnait cependant pas. Pascal ne reparut pas de la soirée et chacun alla se coucher sans plus attendre... mais le lit de René était venu prendre place dans la chambre de Louise... par un phénomène de lévitation silencieuse qui était passé inaperçu... enfin presque !


Le lendemain les choses sérieuses avaient repris leur cours.

Louise avait maintenant bien rôdé son activité d'initiatrice sanitaire. Elle avait ses relais où les mères, jeunes ou pas, pouvaient venir demander conseil, sur des ponts de puériculture principalement. Et son bureau ne désemplissait guère et elle soignait sans états d'âme particuliers des bobos insignifiants.

La femme de ménage francophone y avait vite gagné ses galons d'interprète en chef, Sissouk, de son coté, étant plus spécialement affecté à René pour ses taches de bricolage et à Michel pour ses relations avec les " Autorités" , sous les espèces de l'homme de la jungle.

Cette force de la nature, bas sur pattes, au faciès peu expressif était un véritable roc inentamable : c'est ainsi que le voyait Michel. Obtenir de lui plus qu'un grognement était un succès, le faire accoucher d'une approbation claire ou d'un refus caractérisé un exploit impossible, auquel Michel avait depuis longtemps renoncé.


Pour marquer son rôle, l'administratif de SOS - Monde allait deux fois par mois solliciter une audience en bonne et due forme et, accompagné de Sissouk. Il tentait d'exposer les problèmes pendants. Cela prenait dix petites minutes, traduction comprise et les réponses se bornaient à deux ou trois grognements approvativo - dubitatifs que Sissouk traduisait longuement, trop parfois pour ne pas éveiller les soupçons de Michel.

À une question précise sur le contenu de la réponse du maire l'ex - tirailleur eut ce commentaire lapidaire et définitif :

" Lui : très con ! "

Noëlle se désolait parfois d'avoir si peu de travail. Il y avait peu de consultant et, sans aucun moyen para - clinique, le diagnostic était souvent impossible. Les plaintes étaient vagues, la traduction les dépouillait de leur valeur d'appel, laissant le médecin dans le flou.

À l'inverse il était parfois plus que facile de se repérer tant les évolutions avaient été longues et Noëlle se trouvait devant des cas avancés à des stades inconnus de nos jours en Europe. Mais alors c'étaient les moyens thérapeutiques qui faisaient défaut ! Bref la médecine que faisait Noëlle n'avait, le plus souvent, rien de gratifiant et son narcissisme exigeant en souffrait.

La vie continuait dans une atmosphère étonnamment paisible.

" Vous rendez-vous compte que nous vivons un moment assez exceptionnel dans la vie d'un groupe, sans conflit, sans compétition et avec une tolérance mutuelle extrême ? "

Demanda un jour Pascal ; un long silence s'en suivit que personne n'avait envie de rompre par un commentaire inutile.

Un matin Louise questionna Noëlle en se tournant vers elle :

" Je pourrai te demander quelque chose ? "

" À part la recette du bonheur tu peux tout me demander, ma Chère Louise ! "

" Non c'est professionnel. Combien y a - t - il de mongoliens pour 1000 habitants ? "

- Je savais qu'elle n'avait pas le sens de l'humour mais elle ne me décevra jamais - pensa Noëlle

" Non, je n'en ai aucune idée et je te répondrai des bêtises. Pourquoi cette demande : tu t' intéresses à l'épidémiologie ? "

" Figures - toi que dans mes pérégrinations dans Champassak j'ai été surprise du nombre de mongoliens - sauf erreur de diagnostic de ma part. Ils sont gentils et ne semblent pas poser problèmes. Thoune, l'instit, m'a dit qu'ils ne pouvaient aller à l'école où ils n'apprenaient rien mais qu'ils étaient capables de laver les buffles. Cela m'a intriguée, sous réserve que mon diagnostic soit exact ! Avec la petite taille des gens d'ici et leurs yeux un peu bridés il y a de quoi se tromper. "

" Certes, en effet, ici ce n'est pas facile. On peut demander à Pascal : un accoucheur doit avoir des chiffres plus précis que moi concernant la fréquence moyenne de l'affection. "

Noëlle alla frapper à la porte du chirurgien belge qui apparut et son visage s'éclaira en voyant la silhouette de Noëlle.

" Excuses - moi mais Louise - et moi aussi - aimerions savoir la prégnance des trisomies 21 dans une population donnée. "

" La répartition est surtout liée à l'âge de la parturiente, ce qui fait que je ne connais pas de données précises pour une population générale. "

" Vous n'avez pas un ordre de grandeur ?


Insista Louise qui raconta sa petite affaire pour conclure qu'en plus elle n'était pas sûre du diagnostic

" Ça, on devrait s'en tirer ici seuls, même sans caryotype ; ils ont un épicanthus - tu sais un repli palpébral - et une main carrée avec une langue épaisse. C'est tout ce qui me revient comme ça mais j'en ai vu suffisamment pour avoir un avis à peu près valable... sauf erreur, et des erreurs, je n'en suis pas à la première ! hélas ! "

" Arrête de dire des bêtises, s'il te plaît. Ils ont une petite taille, les chevaux rares et cassants et se ressemblent tous ; je crois aussi qu'ils meurent jeunes : ça me revient, le prof était un escogriffe assez marrant "

Intervint Noëlle qui avait retenu l'adjectif qualificatif de " grande " qui complétait escogriffe mais aurait pu s'appliquer à Pascal

" Ça n'est plus si vrai depuis qu'on s'en occupe mieux et les gens du coin ne sont pas des géants ; si vous voulez, on part tous les trois faire un tour de tes " suspects ", mine de rien. En plus cela me fera connaître le pays et faire une promenade ensemble est bien plaisante ! "

Au huitième enfant de type mongolien repéré dans un quartier excentrique de Champassak, contemplant deux garçons assez typés qui s'affairaient auprès d'un énorme buffle qu'ils tentaient, vaille que vaille, de laver bien maladroitement, Pascal murmura :

" Ça n'est pas douteux : ce sont des trisomies 21, j'en mettrai ma main au feu et Louise a raison, il y en a nettement plus que dans une population banale "

" Mais pourquoi ce nombre impressionnant. Il peut s'agir de phénomènes génétiques spécifiques, mais je n'en ai jamais entendu parler. En plus ils m'ont l'air assez débrouillards pour des arriérés. Ceux que j'ai vus à Saint Anne étaient bien plus empotés "


Ajouta Noëlle et Louise confirma cette impression étayée sur une unique expérience de baby - sitting d'une petite mongolienne au temps de ses études d'infirmières.

" Et si c'était une influence toxique ; j'y pense : si le défoliant des Américains rend les animaux petits et chétifs, il pourrait aussi avoir un effet sur les gènes humains !"

Dit Noëlle avec quelque hésitation.

" C'est intéressant comme hypothèse mais je ne sais plus au juste quand s'est arrêtée cette guerre stupide"

" Parce que tu connais des guerres qui ne sont pas stupides ? ! "

" Ça n'est pas la question mais une question de date : la guerre s'est arrêtée vers les années 75, il me semble du moins. Ils paraissent moins que leur âge réel et ça collerait à peu près ! C'est quand même curieux. en tout cas. Louise ! félicitations ; vous avez mis le doigt sur quelque chose."

Ils rentrèrent très excités de leur découverte et ils en firent part au reste de la troupe.

" C'est le Prix Nobel ! Les enfants "

Dit Michel mais sans aucune note agressive ou caustique dans sa remarque. René regarda Louise avec une admiration qui rendit Noëlle jalouse.

" En y réfléchissant l'hypothèse de Noëlle est bien séduisante ; c'est la seule variable qui se présente comme explication. "

Énonça à haute voix Pascal et Noëlle fut touchée, plus que de raison comme elle le nota de suite, de ce qu'il lui attribuait comme contribution. Je suis en train de devenir raide amoureuse : me voilà bien ! un dépressif ! il manquait plus que cela, mais il est si doux et si désarmé...


SOS - Monde décida que pour prendre une mesure exacte du phénomène, il convenait de se livrer à une véritable enquête épidémiologique sur l'ensemble de la population du bourg ; pour cela il fallait l'autorisation du maire, du moins cela sembla une précaution indispensable. Sissouk consulté resta sur une prudente réserve : il n'est pas chaud pour en parler à l'homme de la jungle, nota René qui le connaissait bien.

Le maire fut à son accoutumé peu bavard ; que comprend - t - il de cette histoire, se demanda Michel en le voyant rester impavide. À ce moment, un des mongoliens de Champassak passa sur le dos d'un buffle conduit par son père. Sissouk le désigna du geste et la physionomie de l'édile changea.

" Il demande pourquoi faire ? "

" Dis - lui que c'est pour les guérir "

Glissa Noëlle.

" Non il y a un os : Il se méfie "

Dit Michel à mi - voix.

" Qu'il lui dise que c'est pour les dents : j'ai vu qu'ils sont tous avec une dentition dans un état pas possible ! "

Le tirailleur traduisit et la conclusion fut des plus vaseuses ; Sissouk finit par lâcher que le maire n'était pas enchanté de cette initiative et qu'il réfléchirait. " Moment ! "

Louise eut alors l'idée de sonder discrètement l'aide ménagère francophone. Elle avait avec elle d'excellents rapports, les malheurs de cette pauvre femme l'avaient touchée et elle lui donnait souvent de ces petites choses, chiffons, ficelles, stylos qui, au fin fonds du Laos, ont une valeur insoupçonnée.


La femme ne parla qu'avec réticence ; des "gens " étaient venus examiner ces enfants, il y avait longtemps, dix ans environ, plus ou moins ; on avait dit que c'était à cause de la guerre, personne ne comprenant d'ailleurs pourquoi puisque les enfants n'étaient pas nés durant le conflit et puis on n'en avait plus entendu parler.

" Il y a un loup dans la bergerie : il y a dû avoir une enquête, mais va savoir pourquoi il n'y a pas eu de suite, on a peut - être mis le pied dans un nid d'abeilles ; je connais un homme qui doit être au courant ; c'est un généticien belge de premier plan et il n'est pas possible qu'il ne sache pas quelque chose. Je vais le joindre et l'interroger. "

Dit Pascal ; Michel réagit au quart de tour :

" Oh ! je vois très bien le tableau : personne n'a voulu aller au fond du problème et les autorités - quelles qu'elles soient - ont joué sur le velours. Les pauvres gens d'ici ne risquaient pas de déclencher un scandale ni de demander des indemnités. S'il y a eu quelque chose, l'avoir caché était vraiment ignoble. "

***

Le lendemain matin, le temps était gris, une première au Laos ; une sorte de brume lourde estompait les contours familiers. Et une pluie diluvienne réveilla tout le monde en tambourinant sur la toiture ; Le café - restaurant apparaissait très loin, inaccessible derrière des trombes d'eau qui formaient un véritable rideau et il n'était effectivement pas question d'aller se risquer à traverser la pelouse déjà transformée en lac pour y quérir pitance.

Cependant, René que les nourritures terrestres ne pouvaient laisser indifférent sprinta jusqu'à l'auberge ; il en revint la tête dépassant d'un sac-poubelle bleu du meilleur effet et assura que cet imperméable improvisé d'un usage courant chez les laotiens était d'une efficacité certaine. Il rapportait deux baguettes trempées mais déclarées par tous consommables ; il était suivi de Pham lui aussi empaqueté dans un sac-poubelle identique : ceux - ci étaient donc les vêtements de pluie en usage à Champassak.

Rassemblé dans la salle d'attente, le groupe, désorienté, contemplait mélancoliquement la pluie qui dégoulinait le long des vitres ;

" C'est un vrai déluge "

Soupira Louise !

" Non c'est la mousson, du moins je le crains ! On risque donc d 'en avoir pour plusieurs jours, voire plus ! "

Répliqua Michel, plus au fait du climat local. La nouvelle ne réconforta personne. Ils contemplèrent le spectacle nouveau de la pluie sur la pelouse traversée par des rafales verticales puis obliques. Ils observèrent les mouvements des palmiers dont les plumets étaient secoués en tous sens par un vent violent et ils se demandèrent comment les frêles demeures laotiennes en bambou allaient pouvoir résister à ces éléments dont ils n'avaient pas soupçonné la force.

" C'est une véritable tornade ! Je me demande s'il y en a dans ces régions : il ne faut pas oublier que l'on est près des tropiques. "

Remarqua Michel

René et Louise finirent par rentrer dans leur chambre avec le plus de discrétion possible : Noëlle avait anticipé le fait en voyant la jeune infirmière devenir rouge de confusion.

En d 'autres temps pensa - t - elle - et il n' y a pas si longtemps de cela - Michel n' eut pas manqué de les mettre en boîte : elle lui coula un regard latéral, mais il était en contemplation muette devant Pham et le reste du monde ne lui importait plus.

D'ailleurs Michel ne tarda pas à dire à haute voix qu'il pourrait montrer au jeune Laotien un montage astucieux sur l'ordinateur et les deux complices s'éclipsèrent à leur tour dans le bureau de l'administrateur.


Son esprit mordant toujours en éveil et sa causticité ont fondu comme neige au soleil : l'amour change les hommes à un point peu croyable, pensa Noëlle et à quelle vitesse ! Elle laissa sa pensée traîner sur cette banalité qu'elle éprouvait concrètement plus nettement qu'elle ne l'avait jamais fait.

Mais ! Moi aussi je ne l'aurai pas raté, il y a peu. Cette évidence lui sauta aux yeux et la laissa sans réactions. Comment ! moi aussi j'ai changé ! Qu'est ce à dire : serait - ce que je suis amoureuse, vraiment amoureuse ! Ce serait le comble, du plus haut comique ; toute l'équipe se met en couple au même moment et en cadence : un vrai vaudeville avec quadrille des lanciers !

" Peut - on savoir ce qui te rend si songeuse , tu étais dans un bien beau rêve car tu souriais aux anges avec une béatitude que j'enviais ! "

Pascal était revenu silencieusement dans la grande salle commune. Noëlle sursauta effectivement :

" Un chat, un grand chat : il en a la souplesse et la nonchalance "

Pensa - t elle en se redressant sur son siège.

" Tu étais mieux détendue comme il y a un instant ; je ne voudrai pas que ma présence t'éloigne de pensées manifestement si agréables ! "

" Non ! Non ! Je suis heureuse au contraire de parler avec toi ! "

" Les autres ne sont quand même pas sortis par un temps pareil ? "

" Non ! Rassure - toi ! ils se sont retirés dans leurs appartements ! Nous n'avons pas l' habitude de la pluie et cela modifie tous nos repères ; c'est la première fois que nous sommes les uns sur les autres et nous rôdons nos procédures ! "

" Bienheureuse équipe ; vous êtes si tolérants entre vous. Cela m'a frappé dès votre entrée dans notre univers infernal. "

" Ne crois pas que les choses ont été si simples que cela. Nous avons été longtemps au bord du précipice, ne nous passant rien ou si peu. Surtout Michel et moi, car j'ai su être une tigresse, Cher Pascal. Louise et René ont contribué par leur simplicité à une certaine détente, mais tout aurait pu dégénérer facilement. "

" Oui mais rien ne c'est passé et c'est cela qui compte. Les tensions sont normales, fatales et c'est la façon dont on les négocie qui importe et témoigne de la maturité du groupe. "

" Tu parles d'or, mais sait - on à quoi tiennent vraiment les choses et leurs évolutions, surtout en ce qui concerne les drôles de bêtes que sont les humains ? "

Ils restèrent silencieux un moment, comme ils aimaient à le faire lors de leurs conversations, conversations de plus en plus fréquentes et longues qui gardaient ce rythme insolite et ces silences surprenaient toujours René.

" Puis - je te demander, sans être indiscret, ce qui t'a poussé à être candidate à cette mission au Laos et comment elle s'inscrivait dans ton parcours ? "

" Oh ! non. Je traversais une mauvaise passe ; je m'étais sottement persuadée que la médecine était trop dure pour moi : je me racontais des histoires : que je n'avais été au fond des choses ; je ne me voyais pas installée et je ne me voyais pas un futur sans plus. J'ai fait une tentative tout à fait inconsidérée dans le marketing des grands labos et je n'ai pas toléré l'ambiance : compétition, suffisance, rien ne m'a plu. Je ne me suis guère accrochée non plus il faut dire et j'étais un peu à la dérive, sans exagérer, mais enfin je n'étais pas au mieux avec moi - même "

" J'admire ta franchise et votre façon de te juger sans pessimisme... "

" Enfin sans trop de pessimisme... "


" On peut faire pire, je te le jure ! Mon histoire est aussi banale : au fond, j'aimais les études plus que la médecine et je ne le savais pas. Avoir choisi la chirurgie a été une grande sottise avec la même absence de regard critique sur la réalité. J'étais adroit de mes mains, du moins on me le répétait et vous voilà engagé sans l'avoir véritablement voulu. La voie des concours qui aurait pu me sauver nécessitait un tonus que j'étais loin d'avoir ; je n'étais pas un combatif et cela ne pardonne guère dans ces compétitions farouches, à Bruxelles comme à Paris. "

" C'est vrai que nos histoires sont étrangement parallèles. À y bien réfléchir on est épouvantablement livré à soi - même à la fin des études médicales et ce ne sont pas les parents qui peuvent vous aider à y voir clair, du moins les miens. Mon père ne connaissait pas du tout ce milieu et ma mère est enseignante et c'est son seul univers ; ils auraient sûrement voulu m'aider, mais ils n'ont pas su et n'auraient pas pu, de toute façon ! ! "

" C'est exactement mon cas ; Papa est un bourreau de travail, chef d'entreprise modèle mais incapable de se mettre dans la peau d'un autre et sorti de son univers professionnel il n'aurait rien compris à mes états d'âme qui l'eussent au mieux surpris, au pire mis en colère ! et Maman aurait pleuré sans que cela me réconforte "

" Eh ! bien dis donc nous n'avons pas été gâtés mais au moins on le sait ... c'est déjà cela ! "

Dit en riant Noëlle ; Ils se regardèrent en souriant sans éprouver le besoin de parler et une agréable douceur s'installa entre eux. Pascal eut un long soupir et se tournant franchement vers sa consœur il lui confia :

" Chère amie ; je pense que je ne vais plus avoir besoin d 'anti - dépresseurs... si cela ne choque pas tes convictions prescriptives "

" Oh ! que non et je trouve que c'est formidable que ce soit toi qui le dises"


" Je dois dire qu'entre tes mains, la psychothérapie est un rare plaisir ... "

" Méfies - toi du transfert ... "

" Et toi du contre - transfert ! "

Ils éclatèrent de rire ensemble, mais le regard qu'ils se portèrent mutuellement avait subtilement changé de qualité :

Il est beau - et doux - et gentil - et fin...

Elle est formidable, d'une gentillesse et d'une finesse et d'une douceur et elle est belle, de la vraie beauté...

Les yeux de Noëlle se remplirent de larmes et Pascal se précipita à ses pieds :

" Ah ! Non ! Qu'y a - t - il ? est - ce moi ?"

Lançons - nous, c'est le moment de ma vie, pensa Noëlle dans un mouvement quasi désespéré.

" C'est toi car je pense que tu es l' homme le plus séduisant que j'ai jamais rencontré et que je suis complètement folle de me jeter ainsi à ta tête mais je crois dur comme fer que c'est la chance de ma vie, de nos vies, de nos deux vies et je ne veux pas la laisser passer, cette chance, en tout cas pour moi ! "

Elle se replia sur ses genoux et plongea ses mains dans sa chevelure.

Très doucement Pascal prit une de ses longues mains et la baisa longuement.


" Tu as eu l'immense simplicité de nous dire à tous les deux la vérité, une vérité que je sens si intensément, absolument comme toi ! . Moi aussi je pense que nous sommes fait l'un pour l'autre, même si cette phrase peut paraître épouvantablement banale ! "

Ils se regardèrent au travers des larmes qui remplissaient leurs paupières ; leurs pensées étaient identiques : nous jouons un infâme mélo avec des dialogues de roman de quai de gare, mais c'est cela notre vérité et il ne faut pas passer à coté, il ne faut pas…

Ils étaient à genoux l'un à côté de l'autre, se serrant mutuellement dans les bras sans rien pouvoir dire de plus.

En ouvrant la porte extérieure l'aide ménagère francophone les trouva ainsi immobiles tandis qu'un grand souffle d'air humide vint gonfler la jupe de Noëlle ; la pauvre femme resta ahurie, ne sachant quelle contenance prendre puis elle fit un beau sourire et salua à la Laotienne, les mains jointes levées à la hauteur du front.

Louise avertie par le bruit et le courant d'airresta un instant sans réaction en découvrant ce même tableau des deux médecins enlacés, assis sur le plancher de la baraque.

Elle eut cette phrase heureuse :

" Oh ! Que nous sommes contents pour vous !"

C'était tout et c'était suffisant.

 


Une mission humanitaire comme les autres

Une annonce.
Chapitre II Louise.
Chapitre III Michel.
Chapitre IV Noëlle
Chapitre V René.
Chapitre VI À S.O.S. - Monde
Chapitre VII L'embauche
Chapitre VIII Le voyage
Chapitre IX Vientiane
Au Laos
Chapitre XI Jours d'attente
Chapitre XII Pakxe - L'installation
Chapitre XIII Premiers pas à Champassak
Chapitre XIV Le blessé
Chapitre XV Les voisins
Chapitre XVI Amours
Chapitre XVII Des bienfaits du Laos
Chapitre XVIII Noëlle et Pascal
Chapitre XIX Dernières Nouvelles
 



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